Lucie Picandet — Galerie GP & N Vallois
Lauréate en 2015 du prix Emerige, Lucie Picandet trace depuis plusieurs années les lignes d’une histoire singulière dans des compositions organiques dont la fragilité, tantôt suggérée, tantôt accidentelle, bouleverse les équilibres et se joue de la gravité (dans tous les sens du terme), pour imposer sa pesanteur éthérée. La galerie GP & N Vallois présente sa nouvelle exposition.
L’exposition Les Suspenseurs de réalité, est construite autour d’une œuvre, Comment le bras s’est prolongé en main, Études, constituée de cinq panneaux ; une matrice dont Lucie Picandet tire les lignes dans sa recherche qui confronte l’histoire de la pensée au corps. Et, comme à son habitude, la peinture à vite fait de déborder la toile pour installer sculptures, installations et éléments décoratifs qui matérialisent l’échelle des grandeurs d’un univers qui bouleverse les repères. Les machines araignées s’installent, imposantes, sur une grève cosmique constituée d’une terre ocre. Une posture qui les active non plus come des éléments échoués mais indique au contraire l’épaisseur plastique possible de ces mondes.
S’il est souvent question de spiritualité chez cette peintre née en 1982, formée au Beaux-Arts mais aussi à la philosophie, à la théologie et à l’esthétique, citant régulièrement les grands penseurs de l’histoire, le corps, humain ou non, semble avoir gagné sa priorité en imposant un regard réflexif sur sa pratique même. Car la peinture, l’exfiltration de la pensée, la communication de l’idée passent nécessairement par une perturbation du cours de la matière. La perception de sa temporalité (préséance, concomitance ou conséquence) appartient, elle, à une question de sensibilité.
Dans ce retournement du sacré analogue au retournement qu’elle opère face au monde qui l’entoure, figuré selon ses mots par une représentation apparemment « utopique », Picandet dévoie l’ordre causal du sujet de sa peinture ; le motif se fait mobile, étape nécessaire à l’intelligibilité du dessein de ses formes.
Dans ses dernières toiles, les contrastes, particulièrement appuyés, déclinent sans retenue les spectres de couleurs et tiennent à distance la bienséance de la sobriété pour glisser sur les conventions de l’époque ; les figures d’un archaïsme profond croisent les fantaisies futuristes et s’accordent dans une rupture avec les lois de la pesanteur sans jamais se départir, comme on le verra théorisé plus loin, de leur ancrage au sol (renforcé au passage par cette prolongation évoquée dans la sculpture). Le peuple de ses toiles, humains et non-humains, corps sans organes et organes sans corps sont engagés dans des danses imposées par les fluctuations des horizons. Séductrice et irritante, insolente et parcourue de références à l’histoire de l’art, sa peinture déjoue les modes de productions en alternant les zones de confort, doute et une bizarrerie qui n’est pas toujours là où l’on s’étonne de prime abord. À la manière de la célèbre blague de l’autruche dont la différence tient à ce qu’elle ne sait ni voler, toute cette suspension du réel n’est ni absurde… Quoi de plus normal en effet qu’un corps achevé par un pied ? Quoi de plus troublant pourtant lorsque ce corps est paysage ?
Lieu et temps, biologie et chimères s’emmêlent ainsi dans ses images et inventions dont la radicalité et l’astuce n’en finissent pas de progresser avec le temps. Une maturité pleine qui lui permet d’explorer avec fougue et une liberté contagieuse les scories d’un temps qui appelle son dépassement.
En s’emparant de l’énigme du Sphinx, « Quel être pourvu d’une seule voix a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi et trois jambes le soir ? » (Trad. Ugo Bratelli), Lucie Picandet s’attache alors à réfléchir et mettre en scène cette possibilité d’un corps mouvant, d’une identité plastique traversée par les transformations. L’altérité, cette reconnaissance de l’étrange dans ce qui nous est familier se cristallise alors en un moment, ajoutant à la dimension topologique de sa peinture une temporalité aussi organiquement étrange que ses formes obéissant à une géométrie oblongue, où les inventions visuelles sont autant d’épisodes d’une réflexion en cours qui concourent à l’élaboration, en dernier lieu et, depuis les prémisses de ses formes, à retrouver le sol.
À l’image de son procédé même, laissant intervenir le temps immémorial de la légende dans un rapport tendu au présent le plus vivace, celui précisément voué à la disparition fugace, travaillant, par définition, à la péremption nécessaire de ses assertions pour mieux rouvrir la boucle de son discours par la suite.
De ce temps qu’elle souhaite rompre, « suspendre » mais tout aussi bien, nous semble-t-il, faire sursauter, Picandet étiole les formes du réel pour inventer une esthétique qui court-circuite la figuration. Les sujets s’inscrivent ici dans un outre monde qui n’a rien pourtant d’une fuite à l’égard du nôtre, encore moins d’une abstraction. La matérialité du sol, la consistance des solides se trouvent dilués entre deux extrémités d’une corde qu’elle agite, tend et soulage pour mieux en observer les variations. Si elle évite l’écueil de la peinture métaphore, la construction de ses toiles active une forme narrative, une fiction de la pensée départie de cette science-fiction qui nous laisse croire à la maîtrise possible de la conscience sur le monde. Ironique et flottant plus qu’omniscient, le seul véritable regard que l’on croisera malgré la profusion d’oeils qui émaillent ses compositions, sera accompagnée d’une élégante moustache et perdu derrière des lunettes de soleil (Les Angelusques) — seul attribut à même d’autoriser le fantasme de l’être omniscient, ne remplace pas le soleil qui veut…
Plus alors qu’une tentation d’inventer une nouvelle mythologie, Picandet use de sa peinture comme d’un miroir grinçant dont les volutes lyriques nous renseignent sur les subtilités de notre réalité, sur la somme d’impensé pourtant bien fantasmé qui s’insère dans le roulis de notre propre « objectivité ». Loin de la réduction relativiste qui pourrait piéger son ambition d’embrasser l’histoire séculaire des idées tout autant que la contemporanéité d’une communication dont le caractère éphémère et la disparition programmée agissent comme les moteurs essentiels (les fameux influenceurs évoqués dans la présentation de l’exposition), Lucie Picandet s’installe à la croisée de chemins empruntés par la communication humaine dont on ne peut que constater l’existence pour tisser les liens qui unissent ces modes de discours de notre monde.
Un humanisme à rebours en quelque sorte, dépouillé de toute moralité de la raison pour s’attacher à déconstruire, en reconnaissant leur existence, les leurres et scories d’une pensée que la diversité et la contradiction n’ont jamais empêché d’avancer. Mais là encore, la progression n’engage qu’une idée de mouvement et la question de sa voie vers la perfection n’est admise que si l’on considère que c’est dans sa nature dynamique qu’elle se réalise.
En la matière, les propositions de Picandet scandent des rythmes obtus, où l’émergence autoritaire de magmas de matières perturbent la tranquillité de monstres quiets, où les irruptions du réel tel qu’on l’attend (un paysage aux sages oiseaux) éclatent dans le dessin telles des bulles « Pop Up » oniriques, où la couleur se fait vernis, appesantit l’atmosphère pour donner corps à l’un des fondamentaux de tous les êtres ; l’air qui soutient ici ces carrefours de tous les savoirs, de tous les possibles qui entent sa réflexion enivrante. La surface de la toile apparaît alors comme mémorial — synthèse matérielle d’un lieu du temps — d’une connexion immanente que le désir de transcendance, de même que l’horizontalité rationnelle galopante des échanges d’informations, glissant si vite à la surface de leurs sujets qu’elle ne les effleure plus que par accident, ont anesthésié.
Retrouver la connexion au sol donc, par tous les moyens, par tous les possibles, habiter à nouveau en imitant tous les organes de tous les êtres cette terre dont Picandet fait tressauter les horizons, manipule les surfaces pour repenser la force d’attraction qui nous pèse autant qu’elle nous définit, qui nous lie à notre terre autant qu’elle promet de nous y rappeler ; elle qu’il est temps de réfléchir pour de bon plutôt qu’il n’est temps de rêver dépasser ce qui ne peut être que son reflet.