Quel travail ?! au centre photographique d’Ile-de-France
Avec Quel travail ?!, le centre photographique d’Ile-de-France propose une exposition forte et d’une intelligence rare. De ces chorégraphies immobiles semble émerger l’importance décisive du geste, de l’acte à l’œuvre comme un miroir de proposition artistique.
Car avant tout, le travail est une lutte. Une lutte avec soi, une lutte avec le pouvoir social, une lutte avec l’ordre des choses, qu’il vient bouleverser et remodeler en lui apposant sa production. Et la question de la production industrielle, de la part humaine en son sein est bien au cœur de l’exposition. D’abord avec le ballet mécanique hypnotisant des chaînes d’assemblage d’une usine de construction automobile filmé par Ali Kazma qui nous plonge au cœur d’une forêt de machines aux mouvements codifiés, répétés mais malgré tout terriblement organiques. Ensuite, la série Florange de Bruno Serralongue, réalisée sur le site industriel du même nom, renverse, elle, la perspective en s’attachant à l’homme dans cet environnement industriel, montrant le combat des employés, leurs discussions, les traces aussi, de leur présence, de leur lutte. Pour l’artiste également, il s’agit d’un chantier qui n’a rien d’achevé, la série, toujours en cours s’inscrit ainsi dans une histoire actuelle, une évolution toujours à l’œuvre.
Car cette œuvre, c’est celle du temps et l’une des premières évoquées dans ce parcours avec la série Manœuvres de Suzanne Lafont qui, par la répétition du motif, décline l’envers du temps, avec ces bateaux qui passent, témoignant d’une activité battant la mesure de la temporalité humaine. Le travail, l’absence de travail devient ainsi un facteur de construction urbaine et les paysages désolés de Bataville, cette cité ouvrière édifiée autour de l’usine du même nom aujourd’hui désertée, de Caroline Bach en sont le douloureux témoignage.
L’intervention d’Antoine Nessi est à ce titre d’une belle pertinence. Ses Outils morts , des sculptures coulées en fonte de fer, viennent questionner des idées cruciales du travail, la fonctionnalité et, plus précisément, la maniabilité. Ici, l’outil, dépourvu de sa fonction, perd aussi son nom, il n’a d’outil que le souvenir de ce qu’il symbolise. Sans l’âme qui a présidé à sa conception, sans la main qui lui donne sa raison d’être l’outil meurt quand, de l’autre côté de la salle sont dressées les sculptures Ghost Machines, âmes errantes spectrales de machines qui, dans leur distorsion, leur écoulement, semblent bien avoir vécu.
A l’aune du regard des artistes, c’est ainsi une constellation de problématiques aussi graves qu’intelligentes qui se dévoilent, jusqu’à mettre en jeu la question du travail de l’artiste même, notamment avec l’installation précaire de Laëtitia Badaut Haussmann. En équilibre et déposés comme par mégarde, deux tréteaux jouxtent un câble métallique, réduction symbolique d’un des grands épisodes de l’industrialisation triomphante, lorsque l’équilibriste Philippe Petit réalise une traversée spectaculaire entre les deux tours d’un World Trade Center à peine achevé. Le temps des photographies à la gloire des ouvriers posant fièrement (et souvent mis en scène) sur les cimes de gratte-ciel en construction semble résonner en écho à la belle simplicité formelle de cette œuvre. Incidemment, c’est aussi avec une belle légèreté qu’elle joue sur l’implication et le « travail » proprement dit de l’artiste.
C’est cette même artiste, qui, avec la vidéo And again and again and again , s’attaque à la question du labeur dans la création, révélant ce paradoxe initial ; proprement humain, le travail est tout aussi bien le vecteur de pouvoirs qui peuvent l’aliéner, le rendre esclave comme l’affranchir des contraintes de son corps… Ou s’en inventer d’autres, à l’image de ce danseur, répétant ses gestes en silence, encerclé par le dispositif cinématographique de Laëtitia Badaut Haussmann. En contrepoint, la vidéo de Julien Prévieux aborde, elle, l’irruption d’une nouvelle servitude volontaire en en soulignant toute la complexité. Dans la confrontation de deux points de vue sur une expérience participative sur Internet se dessine cette étrange évolution d’un loisir créatif en travail déguisé, ou comment chaque outil mis à disposition des hommes retrouve invariablement sa fonction de création de valeur.
De cette aporie angoissante, c’est pourtant encore avec Julien Prévieux que s’ouvre l’une des plus belles possibilités de lutte, son « archive des gestes à venir ». Vidéo minimaliste de manipulations d’objets absents, What Shall We Do Next ? dépouille le geste de sa dimension fonctionnelle pour en faire une chorégraphie insensée, dictée par un ordre dont l’absence de résultat achève de faire toute la beauté. En inventant les règles de son propre travail, la main est enfin libre de toute notion d’utilité.