Une préface au Plateau
L’exposition collective Une préface au Plateau vient clore une quadrilogie d’expositions remarquables menées par le duo de commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel. Avec ce dernier volet c’est une véritable vision de l’art qui finit de s’affirmer et redonne au sentiment de la création toute sa force. Et cela précisément en ce qu’ici, l’œuvre d’art ne se donne pas.
Tout commence par un épigraphe, celui de Triple Candie qui fait de l’absence d’œuvres d’art le point de départ d’une démarche créative et suggère une possibilité de s’approprier, de vivre l’art et le montrer. De cette absence, cet ancien lieu d’exposition aujourd’hui reconverti en créateur d’expositions parvient à recréer une image, ou plutôt des images qui n’en font pas moins sens et attaquent de front les questions de la production autant que de l’œuvre d’art. Une entrée en matière parfaitement dans le ton de cette exposition qui, en déplaçant le centre de gravité de l’œuvre vers la démarche (voire du plein vers le vide), installe une dynamique singulière, si généreuse en quelque sorte, qu’elle n’a rien à donner. Tout est ici à vivre, à imaginer et l’on passe ainsi d’une salle de spectacle imaginaire où les objets peuplent des rangées de chaises disposées face à un mur vide (The Astronaut Metaphor de Pedro Barateiro) à la tentative de reconstituer, plus de quarante ans après son évocation, la bibliothèque imaginaire de Richard Brautigan telle qu’il la présente dans son ouvrage L’Avortement, une histoire romanesque en 1966 . Projet éminemment borgésien, cette mise en scène de livres « en cours » ou, autrement dit, d’œuvres « en attente » d’auteurs témoigne largement de la dimension ludique, imaginaire et participative des expositions d’Elodie Royer et Yoann Gourmel.
Une distance joyeuse prolongée par les vitrines de Jimmie Durham qui présentent de simples pierres comme autant de pièces essentielles d’un système des beaux-arts rêvé par l’artiste. Auprès de chacune d’entre elles, le cartel de présentation délaisse la classification scientifique muséale pour lui substituer un système non-moins rigoureux, celui de l’imaginaire, pétri d’analogies et de souvenirs d’informations, réelles ou non. Face à ce musée imaginaire au sens plein du terme, on plonge proprement dans l’absurde avec la série de montages approximatifs d’un rocher The Balanced Rock apposé en équilibre sur des monuments de pierre du monde entier. Visible, envisageable, le poids de l’histoire se fait ainsi aussi impalpable, aussi « inenfermable » que la lumière du soleil que tente de piéger dans une boîte à chaussures le héros du Conte philosophique (la Caverne) de Philippe Fernandez. A l’arrivée, sa tentative, forcément vaine, ne peut conduire qu’à l’échec. Dans ce très beau muet en noir & blanc rejouant le mythe de la caverne de Platon, Fernandez transpose la condition des habitants de la grotte vers une modernité angoissante, peuplée d’hommes en costume-cravate vissés sur les strapontins d’une salle de cinéma plantée au cœur de la forêt. Ici, le réalisateur concentre essentiellement son propos sur l’expérience de la libération en elle-même, l’absence de preuves tangibles lorsque le héros, évadé de sa condition de prisonnier des reflets qu’on lui impose, découvre stupéfait le monde qui l’entoure à travers la seule modalité qu’il connaisse, la représentation. Impossible à isoler, sa découverte se doit d’être vécue pour porter ses effets.
Ironiquement, cet échec n’est pas sans évoquer celui de Zoe Leonard qui, avec sa série Sun Photographs , ne livre pas le pan le plus intéressant de son travail. Certes une fois encore elle documente le processus d’inscription de la lumière sur le film en pointant son appareil photo directement vers le soleil, certes encore l’étoile se fait source lumineuse et devient aussi bien objet de la photographie que sa condition de possibilité ; mais l’accrochage commun de ces œuvres s’avère redondant et perd la force du concept premier pour plonger dans l’anecdote. En devenant série, l’idée se fait simple prétexte à des images finalement uniquement bornées par leur procédé de création. Loin de réduire la force du parcours, cette déception n’en fait que ressortir l’ambiguïté constitutive d’un propos axé sur l’image, son partage comme sa possible immatérialité. Il en va ainsi du projet de Mark Geffriaud, qui poursuit ici la construction d’une maison au rythme d’un élément par exposition. Ici, un interrupteur vient compléter la marche qu’il avait créée pour l’exposition Le Sentiment des choses , laquelle, brisée, s’est vue adjointe un nouveau morceau. Délocalisée aussi bien dans le temps que dans l’espace, cette entreprise intrigante continue son développement et intègre ainsi les aléas de son existence matérielle dans les conditions de sa poursuite. Impalpable par essence, la maison de Mark Geffriaud ne constitue pas moins un idéal essentiellement plastique, dont la forme ne pourra être achevée qu’à condition d’avoir vécu les étapes de sa construction. Façon de penser l’art comme force mouvante, déterminée par le hors-champ, cet ailleurs qu’on devine sans pouvoir forcer sa rencontre, à l’image de la dernière (et très impressionnante) installation de Guillaume Leblon.
Envahi par une coulée de plâtre laissée brute, l’espace d’exposition se fait ainsi paysage désertique et halluciné que l’artiste nous oblige à contempler depuis un point de vue qui n’a rien d’un belvédère. Pratiquement au niveau du sol, la barrière interdit toute possibilité d’embrasser le paysage d’un regard. Les yeux voyagent ainsi d’un objet à l’autre, d’un relief d’une strate de plâtre à une structure entreposée contre le mur, pour s’arrêter finalement contre des panneaux de papiers qui coupent la pièce et empêchent de voir les formes autrement que comme des variations de lumière. Une fois de plus, le mythe de la caverne semble trouver toute son acuité et ce n’est que sorti de l’exposition, sorti de toutes ces images et représentations que l’on apercevra, depuis la vitrine donnant sur la rue, ce qui se cache derrière ces panneaux.
On ne pouvait rêver mieux pour clore cette série d’expositions d’un duo qui aura, avec autant de curiosité que d’intelligence, réussi à introduire la dimension poétique de l’expérience comme condition d’une perception nouvelle de l’art. Préface donc, pour une suite n’en pas douter bien plus imaginaire que concrète, inaugurant le voyage des images à venir, celles-là même qui sont/font des expositions.