Réouverture du Cneai — Entretien avec Sylvie Boulanger
Le Cneai de Chatou a rouvert ses portes le 29 septembre. Fort d’un réagencement de ses espaces par les architectes Bona & Lemercier, ce centre d’art unique entre plus que jamais dans les enjeux de l’art contemporain en affirmant son identité expérimentale.
Guillaume Benoit : Quelles sont les origines Cneai de Chatou ?
Sylvie Boulanger : Il faut remonter à l’époque des peintres Fauves. André Derain et Maurice de Vlaminck avaient littéralement squatté cet édifice en 1905 et y ont inventé la gravure Fauve, aplats noirs contre aplats blancs pour reproduire le heurt du vert et de l’orange des peintures fauves. Partant de ce contexte, le ministère de la Culture et la ville avaient d’abord pensé à un centre d’art dédié à la gravure. Mais nous avons très vite compris que créer un centre d’art centré sur une « technique » limitait trop sa mission.
La gravure a tout de même servi de base à votre projet autour de l’édition et à l’une des préoccupations majeures du Cneai, la « reproductibilité » de l’œuvre ?
Quand on étudie la gravure du Moyen Âge, on aperçoit effectivement beaucoup de similitudes avec l’Offset d’aujourd’hui ; il s’agissait d’œuvres non limitées, non signées, qui étaient originales (ce n’étaient pas des reproductions de tableaux existants) destinées à la diffusion à une époque où les voyages étaient dangereux et onéreux. Si on fait une transposition, on retrouve la notion de publication, c’est-à-dire rendre publique une œuvre et en faire par là-même une œuvre industrielle.
Une œuvre par essence reproductible en quelque sorte ?
Exactement, elle est pensée, dès sa production, comme une œuvre reproductible et diffusable, donc transmissible. C’est cela qui nous a intéressé très vite et permis de redéfinir les lignes du centre d’art. À mon sens, le standard artistique de l’œuvre moderne, l’œuvre unique signée par une seule personne et diffusée dans un espace protégé (collection, galeries, musées) est en train d’être remis en cause. Cela n’annule cependant en rien les valeurs du tableau, mais déplace la valeur cognitive de l’art.
L’exposition de cette expérience est quelque chose qui a influencé le nouveau programme du Cneai à l’occasion de sa réouverture ?
Absolument, c’est un sujet de réflexion constant ici. Nous avons réfléchi à un nouveau modèle de fonctionnement. On ne fait plus une seule exposition, on fait un parcours qui sera ouvert à des recherches théoriques. On propose maintenant, pour chaque saison, trois fois par an, une dizaine de « points de vue » (qui seront autant d’expositions dans nos espaces) sur lesquels une cinquantaine d’artistes peuvent se croiser. Ce parcours scénographié pourra aussi comporter des expositions qui ne présenteront qu’un artiste, à l’image de la proposition de Christophe Lemaitre autour du jeu de go. Pour nous, éditer un jeu de go, c’est déjà une édition artistique, on travaille moins sur la question d’imprimerie que sur la question d’« art-média », c’est-à-dire un art expérimental, média, qui utilise la dynamique de l’industrie et du numérique.
Ce rapport à l’édition, à la fabrication d’une œuvre par le biais de l’industrie, qu’il s’agisse d’un livre ou de tout autre objet est une question récurrente dans vos expositions et résidences.
Tous les projets artistiques qui s’insèrent dans des gestes industriels remettent, selon moi, réellement en cause l’appréhension immédiate et non réfléchie qu’on a d’une œuvre. C’est cette question-là qui nous intéresse : « Où se situe la valeur artistique d’un objet ? » Ce n’est pas pour dire qu’un livre est mieux qu’une peinture mais une œuvre n’est pas simplement du pigment posé sur un canevas. On peut penser par exemple au sticker réalisé par André Cadere, une œuvre qui avait pour lui autant d’importance que ses fameux bâtons. Et nous le voyons au quotidien avec les artistes que nous accompagnons dans la création, ils mettent dans un livre énormément de puissance artistique. Une des raisons est certainement que l’esprit n’est pas perturbé par la perspective de valeur ajoutée financière.
Il y a de fait aujourd’hui un engouement formidable de micro-éditeurs avides de réinventer les formes du livre, plus osées, qui s’échappent également des standards.
Tout à fait. À mon avis, c’est surtout la question de l’auteur qui est posée avec l’avènement de ces formes nouvelles. Ces éditeurs sont à la fois artistes, graphistes, écrivains, libraires, etc. Une telle tendance à la « despécialisation » est pour notre structure un champ de recherche extrêmement intéressant, tout ce qui peut constituer la « despécialisation » du geste artistique. On trouve ainsi parmi ces éditeurs des gens qui sont tout aussi passionnés par l’édition que par la musique, la littérature, l’art, etc. Et l’on retrouve la même « despécialisation » chez nos visiteurs, ce public qui aime ce qu’il ne connaît pas.
Un public « despécialisé » c’est en quelque sorte un public qui vient pour assister à ce travail collectif plutôt que pour le nom de l’artiste présenté ?
En fait il va chercher d’abord l’expérience. La démarche du Cneai est donc tout entière tournée vers l’expérience artistique pour nos visiteurs. Lorsqu’on parle d’œuvre expérimentale, ce n’est pas pour faire peur, ce n’est pas incompréhensible, c’est simplement pour apporter de l’expérience nouvelle au public.
La dimension pédagogique fait donc toujours partie intégrante de votre programme ?
Bien sûr. Il ne s’agit pas d’une pédagogie qui vient se plaquer sur un projet artistique. Il s’agit plutôt d’encourager des projets qui sont, en eux-mêmes, diffusables et transmissibles. L’un des dix «points de vue» de notre prochain parcours sera Art by Telephone, un remix d’une exposition qui a été présentée en 1969 à New York où de nombreux artistes majeurs de la scène minimaliste et conceptuelle avaient été invités à dicter les directives de la création d’une œuvre par téléphone. On invite donc aussi bien des artistes historiques qu’une trentaine de nouveaux à prolonger ces expériences.
Le financement de vos projets lui-même participe de la direction originale du Cneai. Quel est son principe ?
Ce nouveau modèle marche sous forme de coopératives autour des projets, ici avec des instituts tels que l’école des Beaux-Arts d’Angers, le CAPC de Bordeaux, le San Francisco Institute of Art, la fondation Emily Harvey à New York. Ces structures participent activement, ce sont d’abord des partenaires scientifiques avec lesquels on se partage les projets.
C’est une façon de brouiller encore plus la notion d’auteur ?
Exactement, on compose un réseau dont chaque partie se mobilise pour les trois ans à venir. Cette coopérative est une façon de contourner les mécénats. Ce qui nous intéresse c’est partager les idées. D’autant que cela nous ouvre des portes intéressantes, lorsque nous programmons des expositions, il est possible que l’artiste soit ensuite invité à prolonger son projet dans son réseau. C’est pour cela qu’on considère presque maintenant qu’il s’agit d’édition ; on édite en fait à chaque fois une exposition qui va vivre, continuer à être activée.
Vous abandonnez également les vernissages, encore une manière d’affirmer votre ambition de changer les centres d’art ?
Il n’y aura effectivement plus de vernissages mais des festivals d’art vivant qui seront ouverts à tous avec des spectacles, des concerts, des performances et qui permettront, toute l’année, de voir la totalité des expositions que l’on montre. À force de se poser la question de l’utilité, il faut aussi se poser la question de l’usage. Je pense que les centres d’art doivent vraiment redevenir ce qu’ils étaient à l’origine : des lieux d’expérience plus que des lieux de simple exposition.