
Rien que la vérité — Kadist, Paris
À Kadist, les œuvres réunies par la commissaire Flora Fettah et les artistes complices de l’architecture discursive qui structure l’exposition Rien que la vérité (Mathieu Kleyebe Abonnenc, Bahar Noorizadeh, Ghita Skali) n’ont de cesse de brouiller les frontières : entre fiction et documentaire, passé et futur, jeu et politique. Loin de l’effet de style, ce trouble apparait comme une méthode critique, un outil de déconstruction des discours dominants.
En cela, la voix des médiums choisis participe du propos ; l’importance de la vidéo, de l’image animée, semble répondre à une logique de flux, de temporalité mobile, de récit morcelé. Chez Bahar Noorizadeh, la fiction spéculative autour d’Elon Musk (Teslaism) devient, par son empreint d’une trame ayant nourri de nombreux jeux vidéos, un palimpseste narratif où s’entrechoquent techno-capitalisme, musique électronique et futurologie dystopique. Noorizadeh ne propose pas tant une critique frontale qu’une reconfiguration du regard et de sa portée critique, à travers une fiction aux strates multiples qui mime l’étrangeté du réel et l’emmêle à la vapeur d’un songe dont on ne sait qui le rêve.
Mathieu Kleyebe Abonnenc, lui, agit par suture : il fabrique de toutes pièces une mémoire qui n’a jamais existé tout en configurant une émotion et une pensée bien réelles. Sa reconstitution d’un moment historique fictif déplace l’horizon d’attente et questionne la nature même de l’histoire, du récit pour la confronter ultimement à celui qui la raconte. Une archéologie spéculative certes, mais qui ne manque pas d’engagement et fait surgir la dimension politique du récit et du témoignage dans leur rapport trouble à la vérité, à moins qu’il s’agisse du nôtre. Ghita Skali joue, elle, sur la tangente de l’absurde. À partir d’éléments iconiques d’une culture donnée — tulipes, fromages, harengs — elle tire un fil vers une fiction détraquée où la normalité délire et se délite. Une mécanique de détournement où le regardeur est sans cesse confronté à une forme de voyeurisme qui le plonge au milieu d’une identité intime en plein questionnement sur ses limites et les limites de sa culture.
En articulant gravité et espièglerie, rigueur intellectuelle et liberté de ton, invention de forme, Rien que la vérité multiplie les points de vue, les récits décentrés, les hypothèses inachevées. C’est une pensée qui doute, qui tremble, qui avance à tâtons — mais qui témoigne de faits bien tangibles, emprisonnés par exemple dans la superbe tenture de Mercedes Azpilicueta, qui dresse par là un état des lieux d’un événement en l’accordant à sa spatialité. Etendue au centre de la pièce, elle aveugle ce qu’elle devance tout en portant la possibilité de se voir sagement repliée et définitivement rangée ou ramenée à son statut d’objet, bientôt foulée par d’autres pieds.
Comme elle, l’histoire, dans cette exposition, se doit d’être dépliée et étendue, déployée à rebours pour laisser chance à ses discontinuités et ses silences d’émerger. D’où cette belle réunion d’explorations du monde à travers ses ruines, ses hallucinations et ses possibilités partagées.
En émerge une série de vérités fragmentaires, mouvantes et performatives à la mesure de celles que l’on s’attribue qui, évitant le piège d’un relativisme nihiliste, enrichissent et réarticulent une histoire de la perception dont la confrontation, la mise en crise, permet de passer définitivement l’épreuve de la vérité.