Rosemarie Castoro — Galerie Thaddaeus Ropac
Disparue en 2015, Rosemarie Castoro était une figure de la scène art minimal new-yorkaise, résolument active depuis les années 1970. La galerie Thaddaeus Ropac, qui représente dorénavant sa succession, dévoile une superbe et salutaire exposition qui s’inscrit dans l’histoire.
Croisant, au détour de quelques actions, Yvonne Rainer alors qu’elle-même était chorégraphe et danseuse, Rosemarie Castoro poursuivra depuis la fin des années 1960 une carrière tournée vers l’art non figuratif, d’abord dans la peinture puis la sculpture.
Seconde femme de Carl Andre, elle continua à entretenir avec lui une véritable amitié, qui passait notamment par leur passion commune pour le jeu d’échecs, dont elle sortait, vraisemblablement, toujours victorieuse. Une ironie douce-amère pour cette artiste que la galerie Thaddaeus Ropac tente aujourd’hui de remettre au centre de la scène artistique de la fin du XXe siècle, rendant ainsi justice à un œuvre évincé par d’autres noms à consonance plus masculine. Si donc son rayonnement fut loin d’atteindre les sommets qu’elle aurait pu tutoyer, son œuvre sut trouver d’ardents soutiens, elle est notamment défendue en France depuis la fin des années 1990 avec détermination et constance par la galerie parisienne Arnaud Lefebvre, qui lui consacra quatre solo-shows et l’exposa en 1997 à la FIAC.
L’exposition s’intègre dans un mouvement salutaire de réévaluation de l’histoire moderne de l’art à l’aune de ses impasses (ici) misogynes. Il est d’autant plus nécessaire de rappeler que l’œuvre de Castoro, au-delà de tout jugement sur sa valeur intrinsèque, a bien été tenu, dans de nombreux cas avérés comme le rappelle la commissaire Anke Kempkes, en dehors des institutions muséales et artistiques en raison de son sexe. Et ce, alors même que l’artiste était pleinement ancrée dans son milieu et que son travail fut dès les années 1970. Des refus catégoriques d’exposition ou d’acquisition, en dehors du regard (parfois admiratif) de responsables de collections, lui ont été opposés ; on ne montrait pas alors le travail d’une femme comme celui de ses congénères masculins. L’une des raisons, peut-être, qui loin de conforter Castoro dans un « process » systématique et validé par la critique à l’image de ses amis minimalistes, la poussera à multiplier les expérimentations, à renouveler sans cesse son lexique pour offrir aujourd’hui un œuvre polymorphe, irréductible et animé d’une même énergie profonde, expérimentale, sobre et malicieuse.
Car il y a toujours une forme de drôlerie, de décalage et d’amusement qui fait d’elle une voix véritablement singulière dans le minimalisme d’alors. Rosemarie Castoro se joue des catégories qu’on lui accole car elle sait qu’elle se doit de les dépasser et intègre une fantaisie poétique dans chacun de ses gestes. Usant de la langue pour plastiquer les définitions, s’affublant du néologisme « paintersculptor », elle s’empare des cadres pour imposer son propre geste.
À l’accueil, au cœur d’une grande salle, Wherein Lies The Space annonce d’emblée la diversité des formes que Rosemarie Castoro déploie, passant d’une peinture géométrique à la trace fougueuse du charbon griffonné sur une feuille de papier. Sur quatre niveaux, la galerie offre une exposition d’envergure à la hauteur de son œuvre majeur où, avec un détachement et une malice constamment renouvelés, elle s’empare de thématiques d’une profondeur insoupçonnée. Ses toiles d’abord, dès les premières années trahissent une pensée du mouvement qui doit autant à leur composition, à la rigueur minimale qu’à la force des couleurs qu’elle y fait se mouvoir. Sans se perdre dans le sérieux d’une systématique millimétrée, la force de Rosemarie Castoro tient à sa capacité d’abstraction poétique capable de faire danser, sur un fil ténu, rationalité pure et délire du plaisir. Désir, violence et organique peuplent ainsi cet univers qui n’a de froid que l’apparence, glissant de la peinture abstraite vers une sculpture aussi conceptuelle qu’habitée de ce souffle de vie. Le corps absent (mais pas abandonné, en témoignent les formes circulaires nées de gestes amples que l’on devine réalisés au cours d’une chorégraphie processuelle) dans ses premières peintures viendra la hanter, « maximisé », dans ses peintures–sculptures libérées des contraintes des seules deux dimensions à travers une fantaisie qui la verra imaginer ses œuvres comme le produit d’une femme gigantesque réfugiée dans son atelier. Un pinceau comme un balai, la « géante » fait émerger la peinture hors du mur d’abord, avec Guiness Martin par exemple, qui s’élance dans la pièce, parcouru des traces d’une peinture portant les stigmates d’un geste simple, continu et signifiant. Le déguisement du titre cache pour autant une adresse directe à l’une de ses amies, un hommage codé en caractères sténographiques à Agnes Martin, mention assez rare alors pour être soulignée d’une artiste envers une autre artiste.
En engageant précisément son corps ensuite, elle qui travaille seule viendra accidenter les plaques d’acier de ses Flashers, figures masculines à la libido écrasante exhibant leur corps dans l’espace public. Plus que la valeur symbolique de l’exposition, dans la ville, de ces allégories, ces sculptures évoquent un équilibre rejoint, une forme de rattrapage de l’artiste sur le monde pour se mettre à niveau, retrouvant, à force de travail de la matière abstraite, la densité terrible et loin d’être idéale d’un monde parcouru de forces en conflit. Hors de tout souci moral, Rosemarie Castoro déploie des monstres qui ne sont pas que les siens en tissant un lien concret du surréalisme au réel. Par détours donc, Rosemarie Castoro fait émerger au cœur du minimalisme une dimension organique palpable et inquiétante. Il en va de même avec son Beaver’s Trap, dont le titre évoque aussi bien la transcription de son nom de famille en anglais (« castor ») que la dénomination familière, en anglais, du sexe féminin. L’installation, d’une poésie et d’une simplicité rares, mélange les références sexuelles et processuelles mais aussi l’attrait des sens et du jeu pour élaborer une pièce où la fragilité des matériaux, la précarité de leur équilibre tiennent autant du leurre de la proie que du stratagème d’un piège à désir élaboré par le chasseur tapi entre les bois.
Cette tension qui sourd au cœur même de ses œuvres montre toute la richesse de plans que compilent ses travaux, glissant de la dimension historique, culturelle, autobiographique, poétique et sociale avec l’agilité de la danseuse qu’elle était. Mais aussi la force et l’énergie d’une artiste qui travaillait son corps et le mettait au service de son travail, insérant dans ses carnets, que l’exposition montre au dernier étage, des Polaroïds qui documentent ses avancées et son travail. Encore une fois au centre de sa démarche, son corps s’y met en scène dans l’atelier, posant, se reposant ou s’exposant, figé (Castoro ne réalise pas de performances publiques) dans l’image qui parvient pourtant à activer l’œuvre. De même, la poésie concrète, à laquelle elle s’adonne, rend compte des efforts et activités qu’exigent son statut d’artiste, énumérant la litanie des actes quotidiens dans A Day in a life of a conscious objector.
Ainsi, plus encore qu’une dimension féminine du minimalisme que révèlerait son œuvre et telle que certains critiques l’évoquaient alors, Rosemarie Castoro fixe, sans pathos et sans excès, la réalité d’une création inséparable de la dimension subjective. Intégrant, sous de multiples formes, sa propre existence, son quotidien (A Day in a life of a conscious objector), ses désirs, ses craintes (Flashers), son corps (Polaroïds), son identité et sa sexualité (Beaver’s Trap) mais aussi et surtout les autres (Guiness Martin), Rosemarie Castoro ne cède en rien au piège positiviste d’un minimalisme feignant une neutralité pure. Elle qui a dû batailler, contrairement à ses amis, pour trouver les moyens de produire son œuvre, sait mieux que quiconque à quel point la création est inséparable de la condition. En ce sens, c’est une silhouette, un regard et un corps d’artiste en lien constant avec sa création qu’elle met en scène, usant d’eux comme de pinceaux, de décors et de motifs qui abolissent la réduction du minimalisme pour faire de son corpus, un « maximust ».
Rosemarie Castoro, Wherein Lies The Space, galerie Thaddaeus Ropac, Paris — Du 21 février au 30 mars 2019, 7 rue Debelleyme, 75003 Paris, du mardi au samedi de 10h à 19h