
Une nature moderne — le Crédac, Ivry
Avec une cohérence formelle et pratique, l’exposition Une nature moderne au Crédac puise dans le jardin, dans la forêt, dans notre environnement les raisons de l’invention. L’ensemble dresse une poésie de la terre, un plaisir d’y voir s’y empiler les strates, s’y ériger les artefacts comme les forces organiques et de cueillir, au plus près de nous, les fruits de la création.
Sans verser dans le piège de l’essentialisation de la nature ou de notre rapport à celle-ci, le commissariat de Claire le Restif déploie un portrait en mouvement des manières de s’y inscrire, fondant comme à son habitude l’inséparabilité de l’art et de la vie sur le moule de l’expérience et de l’expérimental. Là, l’observation, la science, la croyance et le rituel se mêlent et s’emmêlent en déportant tout nivellement relativiste. Multipliant les différences, la succession d’œuvres joue d’une possibilité dans cesse renouveler d’opérer un pas de coté et d’emprunter un chemin parallèle quelque sinueuse soit la ligne adjacente.
Rugueuses et irrégulières, les surfaces des œuvres tissent une analogie sensible avec les anfractuosités d’un réel qui n’a que faire de notre regard. Chaque artiste présent ici se distingue par l’implication de sa pratique dans les conditions mêmes de sa vie. Avec une belle évidence — les fleurs de Pierre Joseph, dont la raison du travail tient à la synonymie de son nom avec le célèbre peintre — illuminent les cimaises et soulignent les contrastes bruts des sculptures de Lin May Saeed, l’étrange paysage chamanisé par le seul réagencement d’éléments proches de Shimabuku porte le négatif des images du jardin de Derek Jarman au sein desquelles les plantes et fleurs semblent comme rapportées.
La forêt se fait palette et ses branches, tiges et autres éléments composent des végétaux rêvés chez Léa Muller & Sophie Kaplan quand Daniel Steegman Mangrané réunit le souffle animal au végétal en faisant de bûches les vigies d’une nature qui garde désormais l’oeil ouvert, sur le qui-vive.
Ne se déparant pas d’un recul certain sur notre propre regard, les attitudes et modes d’être à la nature, si elles touchent un point essentiel de notre vie, tiennent également, pour la plupart d’entre elles, sur une ligne d’équilibre qui ne perd jamais l’humour de sa mire. Pièges, trompe-l’oeil et incongruité s’associent dans la plupart de ces pièces qui mettent à mal notre propre assurance.
Les rapports d’invasion se troublent et, de même que les renards s’emparent de Bruxelles dans la vidéo de Simon Boudvin, le foisonnement de volatiles et de poissons dans la tapisserie réalisée à partir d’une toile de Suzanne Husky relègue au second plan les tentatives humaines de s’implanter et transformer l’énergie naturelle, laissant les éoliennes constituer le baromètre d’une force de la nature envahie mais loin d’être maitrisée. La nature se transforme à son tour et se mue (pour ne pas dire s’humanise) en se camouflant, à l’image des bronzes de Tony Matelli imitant à la perfection des mauvaises échappées avec tout le naturel du monde du ciment au sol. Guillaume Aubry investit lui aussi sa vie dans l’expérience de la forêt et conçoit, à travers son inscription dans le temps une vie manifeste en ce qu’elle envisage toutes celles qui l’entourent. Réactivant la pensée et le combat personnel de George Sand pour la préservation d’une forêt, il fait briller dans cet ensemble la lumière d’une référence inattendue qui en dit beaucoup sur l’ampleur insoupçonnée d’un tel sujet. Autour de soi, tout devient motif ; chaque élément concourt à créer un potentiel outil de résistance ; il en va ainsi des artefacts de Sylvana Mc Nulty dont la variété invente une nouvelle organicité.
Plus que la fin, le mouvement compte ici ; en écho à la poésie de Gustave Roud, la vidéo de Vincent Barré et Pierre Creton fait l’éloge d’une flânerie horizontale, dépouillée du fantasme de la spectacularité des explorations et autres randonnées verticales. En parallèle et comme une ligne continue, le trajet d’une pierre volcanique par David Horvitz, depuis une Californie ravagée par les flammes jusqu’au sanctuaire de Jarman lui-même enserre entre les centrales nucléaires, entretient cette logique d’une flânerie productive, d’un geste qui, ancré dans la nature, s’inscrit toujours dans la modernité, dans le présent qu’elle nous offre.
Une nature moderne met ainsi l’affect, l’humain au cœur des enjeux. La pratique tout entière se fait raison d’une œuvre qui révèle, en dernier lieu le renversement d’une nature bien souvent réduite à sa valeur de refuge quand tant d’artistes nous prouvent, en en saisissant la vie, la dimension résistante d’un respect de sa force. Une puissance véritable qui ne se déploie qu’à l’abandon du fantasme de maîtrise ; une force absolue qui s’exerce sans domination.