Alejandro Cesarco — Jeu de Paume
Dans le cadre de la programmation Satellite du Jeu de Paume et de sa thématique Novlangue Alejandro Cesarco propose une vidéo qui gravite autour de l’invention de George Orwell dans 1984.
« Alejandro Cesarco — Apprendre la langue (présent continu I) », Jeu de Paume, Concorde du 16 octobre 2018 au 27 janvier 2019. En savoir plus Fortement influencé par la littérature et la théorie littéraire, l’œuvre d’Alejandro Cearco, artiste urugayen né en 1975, explore les porosités entre vocabulaire, imaginaire et signification. Il développe ainsi, depuis le début des années 2000 un corpus d’œuvres qui questionne systématiquement le rapport au langage, faisant de lui le motif principal d’une pratique protéiforme qui se décline de la vidéo à l’édition de livres en passant par la performance.Empruntant des extraits de romans, compilant des références à des livres qui n’existent pas, Cesarco déplace constamment la question de la narration dans un réel qui se voit ainsi suspendu par ce hiatus de la rencontre des mondes. Il présente ainsi, lors de sa participation à la Biennale de Venise 2011 dans le pavillon uruguayen, un film relatant la discussion d’un couple autour d’éléments littéraires qui les projettent dans le doute, multipliant les niveaux de réalité et de fiction pour noyer l’attention sous la complexité de l’outil langage. Adoubé par John Baldessari, dont il se pose comme héritier, son œuvre profondément conceptuel évolue ainsi régulièrement à la faveur de champs et pratiques que sa mise en crise du langage permet d’articuler. Particulièrement sensible à la réception de l’œuvre et à sa restitution, les pièces de Cesarco induisent bien souvent le questionnement de leur propre perception et la transformation de leur statut à travers leur exposition. On le verra ainsi s’attaquer à la polysémie de l’acte de jouer dans Play en 2015, au roman de famille avec The Family Novel en 2017, à l’autobiographie dans The Early Years en 2012 mais aussi à la polyphonie des artistes au sein d’une même œuvre avec Secondary Revision, son exposition présentée en 2013 au Plateau qui convoquait diverses figures de l’art et de la littérature au sein de son dispositif.
En lui adjoignant la question de la musique avec pour personnage principal la pianiste argentine Margarita Fernández, Apprendre la langue (présent continu I) présentée au Jeu de Paume (ainsi qu’au CAPC de Bordeaux) déplace encore la problématique pour mettre en évidence la valeur de la parole, non pas comme outil de communication mais manifestation d’une force douée d’une vie propre.
Premier volet d’une série qui se poursuivra notamment avec un deuxième épisode qui nous plonge dans un torrent de mots au rythme effréné d’un train lancé en pleine campagne, cette vidéo prend le parti du temps, du silence et de l’attente. Ouvrant sur quelques notes jouées par Margarita Fernández, Cesarco nous installe immédiatement dans un lieu médian qu’amène à la vie la voix frêle de cette grande pianiste ; « Il était une fois un film, ou il était une fois un Andantino ». De la froideur du plan fixe documentaire esquissé quelques secondes auparavant, s’écrit sur le fond noir la possibilité d’un conte et la porosité, entre équivalence et doute, de deux formes d’expression, le cinéma et la musique. Différentes figures sont convoquées avec évidemment un musicien comme Schubert mais aussi notamment la référence à Robert Bresson, permutant ainsi entre deux médiums également impliqués dans la transmission de sens.
La simplicité et la beauté des plans rendent un hommage saisissant à cette artiste autant qu’ils permettent d’installer un rythme saisissant qui amplifie l’écho de ses paroles, savamment choisies pour décrire la force de la musique. Margarita Fernández évoque ainsi l’Andantino de Schubert, « cette entité que l’on peut réduire à une particule élémentaire de deux sons. » Les yeux expressifs, les mains se préparent ; la musique est silence avant de démarrer puis les notes s’élancent, on y cherche le parallèle avec la catégorie de langage fonctionnel d’Orwell, cette simplicité essentielle qui permet de partager des informations simples. Déjà on l’a dépassée ; le temps s’étire dans les silences de la pianiste.
La vidéo, dont on perçoit toute la réflexion dans le rythme, dessine alors un condensé d’une vision de l’expression, du partage sensible (les sens sont particulièrement sollicités par ces plans fixes sur les mains et sur les yeux), mais aussi de l’imaginaire avec l’importance du rêve évoqué que vient recouvrir le « voile », la « barrière » de la musique. Apprendre la langue de l’artiste passe ainsi par le geste, par cette répétition de mouvements de ses mains, les doutes et répétitions de ses expressions. Cesarco saisit au travers de ce portrait un superbe moment de transmission qui, s’il s’inscrit toujours dans un jeu théorique avec son spectateur, touche à quelque chose de particulièrement sensible, réussissant l’intense rencontre, dans sa forme comme dans son fond, d’un art conceptuel expressionniste.
Le catalogue qui accompagne cette présentation au Jeu de Paume prolonge encore ce portrait en exposant des extraits de la master-class de Margarita Fernández et continue d’interroger la notion du locuteur, de l’auteur et de la communication de la parole. Cette parole qui lui semble, au crépuscule de la vie, « incomplète » et l’encourage à évoquer la musique comme vecteur de compréhension du temps : « Ne sont-elles point délicates, ces mélodies qui lient les temps perdus et les espoirs futurs ? Ou les espoirs perdus et les temps futurs ? ».
L’histoire personnelle, le présent et le passé se mêlent en une somme de contenus de savoirs et de partage qui diffractent la ligne du temps pour s’en émanciper ; aucune hiérarchie, l’apprentissage est continu, comme ce présent qui n’en finit pas, chaque champ de l’expression devient l’occasion d’apprendre un élément de ce langage qui dépasse la langue, un langage qui invente son contenu à mesure qu’il crée et se partage ou, à tout le moins, s’exprime.
Apprendre la langue (présent continu I) se donne ainsi comme une œuvre d’une sensibilité et d’une intelligence bouleversantes dont le format court permet d’extraire toute la force. Une beauté à double entrée, aussi liée à la théorie du langage, aux multiples références littéraires, artistiques et scientifiques qui constellent cette présentation que capable de révéler en elle-même, à tous ses spectateurs, un doute fondamental et stimulant par le biais d’une poétique de l’attention, à l’affect, à l’autre, à ses silences et à ses gestes.
Catalogue coédité par le Jeu de Paume, Paris, et le CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, paru en octobre 2018 aux Presses du Réel, textes de Margarita Fernández et Martin Bauer, édition trilingue (français / anglais / espagnol), 66 pages, 14 euros — ISBN : 978-2-87721-242-7 En savoir plus