Bethan Huws — Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne
Injustement méconnue en France tant sa pratique questionne avec force les limites de l’art, Bethan Huws crée depuis la fin des années 80 un œuvre fortement marqué par la figure de Duchamp, explorant à sa suite les incidences de la vie sur l’imaginaire artistique autant que la puissance d’un art capable de modifier le réel. À travers des films, installations, sculptures et enquêtes documentées, Bethan Huws articule sa recherche avec comme point central le langage.
« Bethan Huws — Zone », La MABA du 4 juin au 19 juillet 2015. En savoir plus Partant du principe que tout art est ancré dans le langage, cette Galloise (elle-même « étrangère » dans les langues anglaises et françaises auxquelles elle se confronte) joue du sens des mots pour en révéler la puissance historique et évocatrice. Avec Zone, elle propose une exposition personnelle centrée autour des figures de Duchamp et d’Apollinaire, dont le poème donne son titre à l’exposition et à sa vidéo centrale. Deux axes traversent donc ce parcours, d’abord le lien fondamental, via la langue, de ces deux hommes et, de façon sous-jacente, la question de la langue à travers la création. Une réalité qui se met en place dès l’ouverture de l’exposition avec les très beaux panneaux d’indication typiques de bureaux administratifs sur lesquels se lisent des messages annonciateurs du thème à venir. On retrouve ainsi une citation de Marcel Duchamp rappelant qu’ « il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème ». Pas de problème donc, mais une première solution des deux figures tutélaires en un précipité délicieux, son interprétation du Nu descendant un escalier sous la forme d’un calligramme, procédé d’écriture dont le nom a été déposé par Apollinaire.Comme un appendice malicieux à l’agencement des documents illustrant ses recherches menées depuis plusieurs années (visibles dans le très beau livre Reading Duchamp, Research Notes), les panneaux de Bethan Huws sont suivis par l’installation aux murs d’un ensemble d’analyses autour d’œuvres de Duchamp. S’appuyant sur des documents d’époque, des témoignages et des reproductions de chefs-d’œuvres antiques, l’artiste se plonge dans ces imaginaires à la manière d’une enquêtrice isolant des mots, des images, des lettres même pour en explorer les échos dans la poésie d’Apollinaire et l’histoire de l’art. Et les liens se révèlent saisissants, puisant tour à tour dans des évidences affectives et des chaînes inconscientes, l’œuvre de Duchamp se « lit » à l’aune d’un regard qui la « relie » véritablement à un système complexe. D’autant que la mise en scène, elle-même esthétiquement travaillée, fait de la pièce de Bethan Huws une œuvre d’un nouveau genre, investigation vivifiante aux allures poétiques, tirant les fils d’un langage formel sous-jacent pour déjouer et faire jouer Duchamp, qui lui-même ne se privait pas d’user des pièges et autres contre-indications pour enclencher l’association poétique dans l’esprit du « regardeur ». De la sorte, pour une artiste qui a consacré un pan entier de sa pratique à la question de la poursuite du geste duchampien, Bethan Huws parvient à réactiver la méthode de pensée par image de Duchamp et d’Apollinaire et se fait entomologiste de leurs deux œuvres, recueillant dans l’histoire des langues et des signifiants des indices pour pousser au plus loin la logique de compréhension et de regroupement « par espèce ».
En regard de ce travail titanesque, Bethan Huws propose, dans le jardin, Perroquets, une série de trois porte-manteaux qui s’érigent entre les arbres centenaires. Déjouant une fois encore les attendus du maître, ces objets n’ont rien du ready-made. Coulés en bronze, ils sont recouverts d’une patine qui leur confère la teinte de l’acajou. Véritables sculptures intégrées à l’espace, ils créent un hiatus réjouissant dans le très beau parc de cette maison de maître. Dans la petite salle, Bethan Huws expose également ses Boats, une série démarrée alors qu’elle est encore étudiante et tente de répondre à la question « Qu’est-ce que l’art ? ». Sa réponse, sous forme d’un pliage d’une brindille de jonc auquel elle s’adonnait enfant tient pourtant en elle une caractéristique qui la poursuit jusqu’aujourd’hui. Tournoyant sur elle-même, fixée dans son étirement et arborant un mât qui est son extrémité, la brindille oblige à se retourner sur son origine pour comprendre le secret de sa fabrication, de son « ex-plication ».
C’est ainsi en répétant, les motifs, en se retournant vers l’origine, glanant en chemin des éléments enrichissants que Bethan Huws souligne la force inouïe du langage. La vidéo, Zone, œuvre centrale de l’exposition, superpose la lecture du poème éponyme de Guillaume Apollinaire sur des images tirées de documentaires animaliers mettant en scène des oiseaux. Cette figure animale, très présente aussi bien chez le poète que chez Duchamp, est également mentionnée à plusieurs reprises dans le poème. Zone, déambulation physique et mentale d’Apollinaire qui ouvre son recueil Alcools se voit ainsi confrontée à une somme d’images qui résonnent étrangement avec son propos. Constamment en décalage, le mouvement des oiseaux suit le rythme de la diction multipliant les prises de liberté comme le poète accumule les licences, pour revenir, dans ses derniers instants, à une véritable illustration, les espèces animales étant évoquées par le poète. Cette double temporalité recèle pourtant une grâce étrange qui encourage le spectateur à fuir l’évidence pour démêler, dans un demi-hypnotisme, les liens secrets qui unissent sens et images. Mais plus encore, en choisissant ce paysage bucolique à la belle quiétude, image romantique de la posture poétique, Bethan Huws déterritorialise le poème pour en souligner toute la modernité ; Zone, dans sa grande majorité, se confronte à la ville, à Paris, son bruissement citadin, ses innombrables symboles religieux et enjoint la poésie à pénétrer le quotidien (« des troupeaux d’autobus près de toi roulent ») tout autant qu’à se défaire des codes la tradition.
Une manière concrète, encore une fois, pour l’artiste, de questionner l’acte artistique en offrant un « écosystème » nouveau. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, à travers sa pratique, Bethan Huws ne cesse de se faire écho d’un sens à réinventer perpétuellement, offrant une résonance aussi bien qu’une tentative d’en percevoir les raisons à un art qui, à travers l’exploration de son langage, continue de s’inventer.