En marge — Galerie In Situ, Fabienne Leclerc
Avec une vingtaine d’artistes et près de 80 œuvres, c’est à une exposition collective à échelle humaine que nous enjoint En marge, proposition inaugurale du nouvel espace de la galerie In Situ que l’on retrouve avec un véritable plaisir.
« En marge — Exposition collective », Galerie In Situ, Fabienne Leclerc du 15 janvier au 19 mars 2017. En savoir plus La mise en espace de plusieurs artistes singuliers liés par leur appartenance à une galerie est un exercice complexe qui, s’il peut s’avérer précieux et positif, reflétant un souffle, un esprit de corps inhérent à la sensibilité du galeriste, force également le regard et pousse à chercher les liens qui les unissent, au-delà de l’impression d’ensemble. C’est bien le cas ici et la question de la marge, qui donne son titre à l’exposition, étant pour le moins étendue, n’empêche pas de cerner des problématiques pertinentes qui naissent de cette confrontation. Sans recourir à des artifices et en optant pour la sobriété, la galerie parvient à mettre la focale sur des points de convergences et des contrepoints heureux qui rythment un parcours enlevé et plein de surprises. Deux idées fortes émergent, la technique à l’épreuve de l’organique, mais aussi le déplacement du regard, l’impact du monde sur la perception qu’on en a.Avec une scénographie intelligente et dynamique dans un espace propice à la découverte et à l’expérimentation, même si l’on est loin des volumes monumentaux des plus grandes galeries parisiennes, En marge révèle une succession d’ambiances et de caractères qu’elle explore avec à propos.
Tout commence donc avec une petite salle aux allures de cabinet de curiosités où les dessins de Marcel Van Eeden répondent aux planches de Mark Dion, tout juste sorties de leur meuble à dessin typique des collections muséographiques classiques, qui se poursuivent dans la séduisante cuisine qui la jouxte. La vaste salle principale, baignée de lumière zénithale, met particulièrement à l’honneur la très belle toile sauvage et explosive de Damien Deroubaix opposée à l’énergie contenue des coiffes, sages en apparence, de Meschac Gaba, qui prennent bien vite des airs de totems érigés à des caractères singuliers. D’emblée émerge une sensibilité propre aux artistes de la galerie avec une prégnance de formes organiques, d’un développement de la technique à l’épreuve de formes qui lui résistent et semblent disposer d’une vie intérieure. Le bois, l’arbre et la terre, concrets ou figurés se voient ainsi mis à l’honneur, à l’image de la stupéfiante série de dessins de Patrick Van Caeckenbergh qui s’attache à représenter des troncs d’arbres. Avec une technique virtuose, l’artiste fait ressortir une texture marbrée d’une beauté foudroyante. Au-dessous se profile un sous-sol plus rustique auquel se confrontent ingénieusement des œuvres fortes, au premier rang desquelles les images d’Haifeng Ni, qui met son corps en jeu face à la technique en reproduisant sur la peau des motifs classiques de la porcelaine chinoise, elle-même part d’une histoire complexe d’échanges économiques entre l’Orient et l’Occident.
S’y côtoient également, parmi les plus remarquables, la toile saisissante de Bruno Perramant, un format réduit représentant une Famille dont l’image hante le lieu de l’exposition ; la galerie étant à quelques mètres d’une zone qui voyait, il y a encore peu de temps, des familles exilées s’entasser dans des conditions misérables. Sur la toile, six silhouettes emmitouflées dans des couvertures de fortune, à même le sol, sont plongées ou tentent de plonger dans un sommeil agité. Plus loin, la série « Faces » de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige qui met en scène une série de visages de « martyrs » de tous camps politiques, photographies réalisées à plusieurs moments de posters qui couvrent les murs du Liban et dont la netteté et le détail s’estompent au fil du temps. Si le duo d’artistes s’attache, par endroits, à tenter de restaurer ces visages, l’absence et l’érosion révèlent les détails d’une persistance de la matière tandis que le souvenir s’échappe et que l’objet de commémoration devient un symbole concret de la disparition.
Elles partagent avec les dispositifs de surveillance inversés de Gary Hill une certaine idée de la disparition du regard ; dans des caissons qui invitent à plonger les yeux sont projetées des images issues de caméras nous filmant dans des angles inopérants. Tempes, profils, hauts du crâne, le voyeur se voit pris au piège d’un reflet qui ne le personnalise pas. Le champ de vision est alors projeté hors de ses attendus, en marge de tout ce qui pourrait faire image. Ce goût de l’éthéré qui émane de nombreuses œuvres de la galerie, qui accompagne l’effacement, est nécessairement politique ; il dit quelque chose de notre état dans la société et constitue un axe fort de cette présentation.
De pièces aveugles, on pénètre un couloir étroit éclairé par une première installation de Lars Fredrikson qui offre un ballet hypnotique, comme habité d’une lumière qui mène une vie indépendante tandis que Laurent Tixador, lui, a imaginé un dispositif électrique revêtu d’une structure en bois, Réseau électrique en platane, qui retourne la question de l’énergie en interrogeant l’évolution du progrès technique. Une régression de la technologie de la miniaturisation à l’imposante matière organique en quelque sorte. On aboutit alors sur un dernier espace dont les fenêtres, donnant directement sur les voies de chemin de fer au départ de la Gare du Nord, impriment une marque résolument industrielle et brute qui se conjugue parfaitement à l’esthétique des œuvres qui y sont exposées. Immanquablement, les pièces de Vivien Roubaud, comme des explosions capturées, emprisonnées dans leur violence, font figure de forces immobiles, semblant continuer de travailler à fêler la vitre qui les enserre. Poursuivant la dimension organique qu’on entrevoyait en début de parcours, l’ensemble d’œuvres présenté ici introduit l’imaginaire ; apparaît ici un lien indéfectible de la création à la terre, à la végétation et surtout à l’impact du temps sur celle-ci, sa destruction (la série « Faces »), sa disparition du champ du visible (toile de Perramant) voire sa suspension avec les saynètes figées de Tixador ou les œuvres de Roubaud.
Une cohérence, des échos multiples et un propos fort qui font de En marge une réelle réussite et, avec une certaine sobriété, une véritable décontraction et un environnement qui tranchent avec les ambitions du moment, dessinent un parcours qui mêle la profondeur à une certaine forme d’intimité, pour nous plonger finalement avec délice dans un esprit, une réelle sensibilité propre au travail de galeriste. On aime décidément voir cette audace dans la programmation de galeries qui rappellent à quel point leur présence dans le paysage parisien est essentielle au partage de la création et à la découverte de l’art contemporain. Qui plus est quand, à l’image de la galerie In Situ, elles partagent avec le visiteur une véritable connivence et ouvrent leurs espaces avec une chaleur réconfortante, faite de simplicité, d’intelligence et de familiarité.