Eugen Gabritschevsky — La maison rouge
Jusqu’au 18 septembre, la maison rouge accueille une monographie qui met en lumière un créateur singulier, qui aura passé sa vie d’artiste interné jusqu’à sa mort, en 1979.
Durant près de cinquante ans, Eugen Gabritschevsky, né en 1893, développera un langage pictural qui dessine un monde déstructuré et terrible, habité par des formes inquiétantes, oscillant entre le carnaval et la danse macabre d’une descente aux enfers. Descente qui semble parallèle au propre parcours de cet artiste qui, après de brillantes études scientifiques, quitte son Moscou natal pour entamer une carrière dans un laboratoire de recherche de la prestigieuse université américaine Columbia. Là, il concentrera ses recherches entomologiques sur la question de l’hérédité, poursuivant une passion pour le monde des insectes qu’il nourrissait depuis son enfance. Souffrant de lourds troubles du comportement, ce fils d’aristocrates russes lourdement marqué par la violence de la révolution de 1917 fut interné en 1929. Jusqu’à sa mort, solitaire et tourmenté, il portera sur la toile ses visions aussi terribles que séduisantes.
Dans ses compositions, rien n’est jamais figé ; les ciels se dérobent, les couleurs s’emmêlent en tourbillons sauvages, les lignes se fracturent et, même lorsqu’elles semblent fixes, ses figures émettent une vibration qui trahit la force sourde qu’Eugen Gabritschevsky imprime sur la toile. Silhouettes humaines torturées aux yeux hagards et chimères menaçantes se succèdent dans ce parcours d’une belle sobriété dont on apprécie tout particulièrement le goût juste des associations et la pertinence de la direction scénographique, centrée autour du mouvement et de la mutation. Car c’est bien d’un monde mutant qu’il s’agit, l’artiste transforme, à travers une multitudes de techniques qui sont autant d’expérimentations appliquées au réel (paysages, scènes de liesse populaire, portraits, etc.). Fruits d’un imaginaire fécond et nourri des visions mystiques de la première moitié du XXe siècle, on comprend aisément l’intérêt et l’admiration que lui portèrent Dubuffet ou Max Ernst. Il faut reconnaître la force sidérante et la réinvention constante de son vocabulaire pictural où tout fait sensation ; en quelques traits, il dessine ainsi un bestiaire d’une étonnante expressivité où les formes se combinent pour donner lieu à des variations d’une fantaisie jouissive. Dans cet univers en perpétuel mouvement, rien de définitif et les contraires, voire les paradoxes, s’attirent et s’aimantent ; les couleurs éclatantes côtoient des paysages lunaires d’un seul ton, les structures architecturales monumentales croisent les perspectives chaotiques et les visions d’enfer manient le grotesque tout en laissant poindre un romantisme inattendu. Chaque fois surprenantes, ses visions délirantes et « delirées » révèlent ce que partage Gabritschevsky, malgré son parcours singulier, avec tous les grands artistes, le bonheur communicatif de la composition et de l’image, le véritable plaisir de la peinture.
Avec 250 œuvres parmi le millier réalisées par Eugen Gabritschevsky, cette monographie organisée par la maison rouge rend un hommage appuyé et mérité à cet art singulier qui tire les fils d’histoires secrètes qui n’ont pas fini de hanter ceux qui s’y abîment.
Eugen Gabritschevsky (1893 — 1979), du 8 juillet au 18 septembre à la maison rouge, 10 boulevard de la Bastille, 75012 Paris — De 7 à 10 euros — Du mercredi au dimanche, de 11h à 19h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h.