Jagna Ciuchta — Galerie Edouard-Manet, Gennevilliers
Jagna Ciuchta présente une exposition dont le titre, Darlingtonia, est emprunté à l’appellation de la fascinante plante cobra, cette espèce singulière qui, sous ses allures de serpent prêt à attaquer, piège ses proies, des insectes principalement, au creux de sa feuille pour les leurrer à travers ses taches lumineuses, vers une impossible sortie. D’épuisement, les victime s’effondrent, prisonnières au cœur de son système digestif.
« Jagna Ciuchta — Darlingtonia, la plante cobra », Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers du 4 avril au 15 juin 2019. En savoir plus Le visiteur se voit ainsi engoncé dans cette belle métaphore de l’exposition, prisonnier d’un espace clos dont les motifs et taches de lumières sont autant de mirages d’un monde possible. Questionnant le dispositif même du processus d’exposition, Ciuchta nous jette ici dans une arène de formes et de couleurs qui ne s’embarrassent pas de système hiérarchique, de respirations spatiales pour investir chacun des espaces de pièces personnelles ou empruntées à d’autres. De même, ses photographies d’atours féminins (escarpins, perruque), comme transformés par le temps, fleurissent plus qu’ils ne se dégradent ; se développent, ressortant de la surface grâce au jeu de lumières de la mise en scène.Décor, décoration et décorum s’entremêlent pour offrir un agencement de l’espace où les œuvres semblent émerger des murs, comme liées depuis leurs origines à cette proximité, cette tonalité qui en fait naître l’unicité organique. Car derrière le fil d’Ariane de l’aluminium, du métal de chaines reliant les œuvres entre elles, une dizaine d’artistes invités1 (ou non, à l’image des peintures anonymes de paysages acquises d’occasion) peuplent ce dispositif global qui se joue des contrastes pour imposer une identité qui les subsume. Comme une signature visuelle, un « pattern » esthétique, le papier adhésif argenté et la chaîne fixent les œuvres, dessinent des fonds et reconstituent les cadres de créations elles-mêmes prises dans l’étau du symbole de l’exposition. Photographiées à nouveau par l’artiste, elles apparaissent à quelques endroits comme des fétiches d’une protohistoire de l’art dont l’évolution parallèle suit les agencements des trois salles de l’exposition.
Cette continuité dans la différence met à l’honneur un jeu permanent entre la chaleur organique d’une vie à l’œuvre et la froideur de matériaux, de formes brutes (rectangles de verre, rondins de bois, sangles qui les maintiennent artificiellement) que la mise en scène fait tenir ensemble. Une rencontre entre la maîtrise et l’aléatoire symbolisée par la présence même du spectateur qui vient, par son reflet sur les surfaces glacées de photographies et autres fonds argentés, perturber l’ « harmonie » initiale en y insérant un mouvement et faisant vaciller les couleurs. Son reflet chahute les compositions, se heurte aux chaînes suspendues, son corps absorbe et aveugle les faisceaux de lumière d’un dispositif minimal à l’efficacité redoutable.
Ces différentes voix, esthétiques d’artistes singuliers, se coulent ainsi et fondent en un dialogue intérieur qui repense la part identitaire de la création. Collection et collectif dessinent des frontières mouvantes à cet ensemble intrigant. Dans cette esthétique de la force qui invente son propre vocabulaire, tout se tient dans le rapport des pleins et des vides, des trames et calques posées sur la perception d’un ensemble qui maintient ses contradictions, ses sursauts et ses familiarités. Un parti-pris radical et jouissif qui fait de chaque œuvre un maillon d’une chaîne continue et essentielle pour savourer cet emprisonnement éphémère, soumis au charme lancé par ce regard singulier sur les possibilités de la création.
Derrière la mise en scène évoquant la technologie contemporaine, le surgissement d’images acquérant leur valeur dans leur accession au premier rang se révèle un plaisir sensuel des contrastes de matière et de l’édification qui, à travers la multitude des identités, invente un spectacle commun qui agit comme un piège ; rempli de faux-semblants, de simulacres et d’appropriations, il dessine le dernier décor avant la fin d’un monde.
1 Avec la participation de Cécile Bicler, Éléonore Cheneau, Arnaud Cousin, Viktorie Langer, Colombe Marcasiano, Laura Porter, Benjamin Swaim, Céline Vaché-Olivieri, Carrie Yamaoka, Virginie Yassef et des artistes anonymes (liste susceptible d’évoluer au cours de l’exposition).