Les Clefs d’une passion — Fondation Louis Vuitton
Troisième exposition temporaire de la toute jeune fondation Louis Vuitton, « Les Clefs d’une passion » ouvre le volet historique de sa programmation en réalisant un tour de force à la hauteur des ambitions de l’institution. Avec une douzaine des plus grands musées du monde comme collaborateurs parmi lesquels le Moma et le Guggenheim de New York, l’Ermitage de Saint-Petersbourg, le Musée national d’Art moderne de Paris, la liste des œuvres présentées a des allures de vademecum de la création du début du XXe siècle. Mais suffit-il d’une liste d’artistes à en perdre la tête (Otto Dix, Giacometti, Fernand Léger, Malevitch, Matisse, Mondrian, Picasso, Rothko, etc.) pour réaliser une grande exposition ?
Cette présentation aux allures de catalogue regroupe en effet des œuvres qui sont aussi bien des jalons de l’histoire de l’art que des icônes du grand public. C’est donc d’abord avec une forme de déférence que l’on entre dans cette exposition qui érige Le Cri de Munch au rang de demi-idole. Une mise en scène à la hauteur du travail mis en place pour en obtenir le prêt exceptionnel. À l’évidence, cette troisième exposition temporaire affirme avec autorité la place centrale que veut occuper la fondation sur la scène artistique parisienne.
En s’attachant ainsi aux œuvres d’un XXe siècle empreint de farouche modernité, Les Clefs d’une passion s’inscrit dans une thématique risquée où les choix ne se justifient qu’à l’aune d’une scénographie pertinente. L’alternance pourtant de regroupements tantôt formels, tantôt thématiques manque par moments de conviction et la succession de salles, respectivement dédiées à l’expressionnisme subjectif, à la contemplation, au pop et à la musique paraît assez superficiel et, à tout le moins, inégal. Trop disparate et peu cohérent, ce découpage peine à révéler la ligne de fond de l’exposition. Si la première séquence émeut avec ses Malevitch, Munch, Bacon, Giacometti et Dix, la mise à niveau de tous ces grands noms se perd légèrement dans l’abondance. Ce qui ne l’empêche pas de révéler, presque par fulgurance, une subtile réflexion autour du regard. De ces toiles surgissent des silhouettes dont les yeux nous font face (Munch) ou, au contraire, nous fuient (Bacon), quand ils ne sont pas simplement éludés (Giacommetti, Malevitch). Seule la très belle série d’autoportraits d’Hélène Schjerfbeck, accrochée comme avec pudeur dans le coin de la salle (presque dans l’ombre du Cri) parvient à réaliser un véritable hommage à l’artiste et à mettre en perspective son œuvre face à la création de son siècle.
Tournée autour du paysage, la seconde salle déjoue le rythme amorcé et il faudra cette fois se laisser happer par les paysages saisissants de Piet Mondrian, qui éclabousse par touches subtiles sa toile et déjoue la pondération d’Emil Nolde qui l’accompagne. Plus inattendues, les « visions » du « Lac Keitel » d’Akseli Gallen-Kallela qui, dans un mélange de haute virtuosité technique et de folle simplicité fait émerger des étendues aquatiques splendides surmontées de nuages constitués d’une simple « touche » de peinture. De quoi offrir un contrepoint solide aux Nymphéas, forcément splendides, de Claude Monet.
La confrontation qui suit, entre Rothko, Picasso, Malevitch, Mondrian et Bonnard, moins évidente, parvient cependant à faire ressortir la force poétique de ces artistes qui s’émancipent même du regard de leur sujet pour en exprimer une force de vie secrète, une dynamique sourde au cœur des formes et des couleurs qui parvient cette fois largement à convaincre. Une réussite qui ne se répète pas à la suite, dans une salle pop qui tombe dans l’écueil du catalogage et ce malgré la curiosité que peuvent susciter les tableaux de Picabia et Delaunay. La dernière salle, quant à elle, prend la musique pour prétexte à un dialogue bouleversant entre les nymphes de « La Danse » et la lascive « Tristesse du roi » mais dont les contrepoints présentés, Kandinsky, Kupka et Severini, peinent à exister. Autant le reconnaître, ce rendez-vous de deux gloires vaut à lui seul le détour et leur confrontation amène cette saisissante inversion propre à Matisse, qui fait de la danse un tableau sombre et presque inquiétant tandis que l’aubade au roi couché se révèle, dans la vivacité des couleurs et la dynamique des découpes, une spirale en perpétuel mouvement.
Il s’agit probablement du nœud de la relative déception face à une telle exposition et au problème terrible de convoquer des icônes si ancrées dans l’imaginaire collectif, de telle sorte que leur présentation elle-même exige de prendre la mesure de leur poids écrasant, qui ne peut vivre et faire vivre les œuvres qui leur sont associées qu’à l’aune d’un dialogue plus élaboré et surtout véritablement dirigé. Malgré donc les réserves et la maladresse avec laquelle le thème de la modernité est abordé ici, impossible de ne pas se laisser envoûter par ces deux tableaux essentiels de l’histoire de l’art et dont la présence, à Paris, relève de l’exceptionnel…
Si « Les Clefs d’une passion » sacrifie donc une certaine exigence de rigueur, difficile de ne pas reconnaître un certain charme à cette débauche d’œuvres majeures qui, malgré tout, parvient à dresser un parcours sensible dans l’art de la première moitié du XXe siècle. On attendra plus d’audace et de recherche pour que cette calme balade au milieu de chefs-d’œuvres se mue en une véritable aventure sidérante.
Entrée : 14 euros, tarif réduit : 10 euros, moins de 18 ans : 5 euros — Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 23h, samedi et dimanche de 10h à 20h, fermeture le mardi — Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75016, Paris — Tél : +33.1.40.69.96.00