Les Êtres Lieux — Maison de la culture du Japon
Brillante exposition à la Maison de la culture du Japon, Les Êtres Lieux propose un parcours exigeant et profond, intelligent et touchant qui explore les manières de s’approprier la géographie pour inventer de nouvelles narrations.
« Les Êtres Lieux — Amie Barouh, Yukihisa Isobe, Tazuko Masuyama, Sara Ouhaddou », Maison de la culture du Japon à Paris du 23 juin au 1 octobre 2022. En savoir plus Proposition artistique s’intégrant dans une recherche au long cours de la commissaire d’exposition Elodie Royer, l’exposition explore avec une grande sensibilité la dynamique secrète de la représentation figée du lieu, par définition immobile. Plus que relever le paradoxe, sa réflexion articule des démarches qui démontrent les mouvements inhérents à chaque point de l’espace, traversés par des vies, des histoires, des sentiments et des liens qui ne cessent jamais leur course. Plus encore, chaque être les active à l’aune de sa singularité, de manière unique. Malgré sa relative brièveté, l’exposition déploie une véritable densité qui, au-delà de son essence géographique, opère un étirement inattendu du temps. Car habiter un lieu n’a rien d’une expérience mécanique de la durée. Ici, le temps s’accélère, se précipite, se tord et se noie dans la vidéo d’Amie Barouh, glissant du présent au passé, cherchant par l’oeil à rattraper ce qui précisément lui aura échappé, l’aleph, ce moment plastique si cher à Borges où tout se mêle et se rejoint.Une concentration à l’œuvre chez Yukihisa Isobe, qui nous fait prisonniers de labyrinthes où le signe lui-même nous perd. Inventant des cartographies de villes et régions sur lesquelles se superpose une nuée d’indications, l’artiste, scientifique de formation, invente un langage plastique qui nous met aux prises avec des réalités à déchiffrer. Courants d’air, mouvements de masses, déplacements de population, les flèches portent en elles la distance poétique d’un mouvement à venir ou d’ores et déjà achevé, qui trahit dans tous les cas l’instabilité et l’impossible immobilité absolue du lieu dans le temps.
Avec Masuyama, si le temps est égrené, il est surtout compté. Capturant une dernière fois les images d’un village condamné à la destruction par la construction prochaine d’un barrage, cet ancienne agricultrice photographe amateur se lance dans une course kaléidoscopique avec la mémoire, accumulant les vues dans un Pompéi inversé. Ici, au contraire de la pétrification, les activités s’intensifient pour vider les lieux, préparer au mieux son exil forcé. Un air pourtant de quotidien, de « comme si de rien n’était » brouille la lecture de cet œuvre titanesque et définitivement singulier qui n’en devient que plus intrigant. Entre obsession programmatique, gravité de la tragédie à venir, légèreté d’un regard bienveillant sur ses voisins et banalité du quotidien (les notes de la photographe, concises et informatives qui accompagnent les images sont, à ce titre, poignantes de pudeur et de sincérité), les milliers de photographies nous plongent dans un maelstrom d’émotions qui résonnent avec la vie de chacun. Véritables symboles de cette paradoxale chronique d’un temps qui passe, confinant dans son silence l’ouragan d’une destruction programmée, les images de pelleteuses en action au chevet de cerisiers en fleurs ont une valeur plastique indéniable.
Déclinée en trois mouvements, la recherche de Sara Ouhaddou ouvre, elle, une brèche vertigineuse sur notre histoire et l’infinie possibilité d’en lire le déroulé. Avec pour point de départ la communauté de signes présents dans les formes de protoécriture découverts au Maroc et au Japon (une recherche qui sera étendue géographiquement par la suite), Ouhaddou explore des patrimoines aux résonances sidérantes. Au-delà de leur valeur historique et de la remontée dans le temps, leur perception même par les habitants contemporains de ces lieux témoigne d’un rapport contrarié à l’histoire, celle-là même qui remet en cause leurs croyances tout aussi ancestrales. Forte de sa recherche active menée depuis 2018, l’artiste explore et documente la gémellité des signes et révèle, au sein des pratiques artisanales et culturelles une analogie des stratégies de la création visant, dans chacun des cas, à l’expression plastique. Tissant alors des ponts qui les projettent à des milliers de kilomètres au-delà de leur territoire de vie, ces ancêtres installent dès avant l’écriture un dialogue qui scelle dans, l’essence même de l’humanité, la notion de projection, d’extériorité. Avec humour et imagination, l’artiste creuse leur champ de possibles et crée des possibilités, avec les technologies assistées par ordinateur, d’une discussion éloignée d’un nombre de kilomètres qui s’approche de celui des années qui nous en sépare. En cela, les lieux, tout comme les êtres, sont irréductibles à leur apparente immobilité ; au contraire, il apparaît à travers ce travail au long cours un point aux contours plastiques étendus et étirés par les flux de création, les expériences de pensée qui s’y croisent, s’y rencontrent et s’y confrontent. À son tour, le lieu apparaît alors comme un être, matérialisé ici par une cabane traditionnelle marocaine communiquant avec ses homologues en empruntant la (les) langue(s) des êtres qui l’ont peuplée.
En ce sens et à l’image peut-être de tout le propos de cette belle et ambitieuse exposition organisée par la Maison de la culture du Japon, si le lieu abrite et offre un repère à la conscience, il se meut à son tour avec ceux qui l’habitent et la transporte dans le bouillonnement de son sillon immobile, mais pas moins dynamique.