Louise Bourgeois à la galerie Karsten Greve
Depuis trente ans, le galeriste allemand Karsten Greve suit et expose les créations de Louise Bourgeois. Pour cette monographie, c’est un collectionneur dont il tait sciemment le nom qui lui permet de montrer un nombre importants de ses œuvres, de l’avant guerre, jusqu’aux années 2000. Parmi elles, quelques belles surprises rendent indispensable la visite de ce parcours qui s’inscrit dans le temps et ravive le génie de celle qui nous quitta en 2010.
La première surprise est de taille. Sont réunies dans la première salle, un ensemble de sculptures très peu exposées jusqu’ici, datées des années 40 et 50. En bronze, peintes en blanc ou brutes, dressées et aux lignes épurées, celles-ci rappellent aussi bien les statues africaines longilignes que le primitivisme d’un Picasso. En vis-à-vis et face à cette verticalité minérale et menaçante, se tiennent d’autres colonnes, plus colorées, faîtes avec une série de petits coussinets en tissus empilés les uns sur les autres. Ces pylônes, du reste assez disgracieux, évoquent néanmoins la douceur, la fertilité, et l’allégresse d’un certain confort. Ils se rattachent indéniablement au versant apaisé et tranquille de son travail, moins torturé, moins hanté. Réconcilié. Brillante confrontation, et judicieux choix de la galerie, que d’avoir placé ainsi en miroir la représentation des douleurs et des joies de celle qui passa sa vie à explorer les états de l’enfance.
Plus loin, on retrouve avec émotion son installation In Respite (1992), faite de fils, de bobines — évocation en creux du métier de restaurateurs de tapisserie que firent ses parents — qui penche avec tendresse autant que terreur du côté de l’enfance et du monde d’hier et n’est pas sans rappeler son intérêt pour la figure féminine d’Eugénie Grandet à laquelle elle s’identifia. En révolte contre son père, fusionnelle avec sa mère, malheureuse dans le foyer, elle puisa dans cette héroïne romanesque et ses traumas toute son inspiration. Ainsi se déroule sous nos yeux, par le biais de ces fils noirs et sombres, les pans de sa vie traumatique autant qu’artistique.
Mais la plus grande surprise de ce parcours restera indubitablement l’exposition de ces grandes mâchoires d’aluminium fixées au mur (Toi et moi, 1997), rappelant combien le thème de la béance, de la morsure, de l’absence dictent les contours de sa création. Une absence figurée ailleurs par un trou qui traverse de part et d’autre une grande masse de plomb suspendue au milieu d’une salle (Lair). Leste, lourde, la vie est ça et là transpercée, innervée par des puits d’espoir. Aussi, le redécouvre-t-on ici, Louise Bourgeois a ce talent absolu de figurer certaines idées banales ou truismes de la vie, sans rien leur enlever de leur réalité et de leur accablante évidence.