Max Ernst — Galerie Jeanne Bucher Jaeger
À l’occasion du centenaire de la naissance du surréalisme, la galerie Jeanne Bucher Jaeger imagine un accrochage de Max Ernst composé des planches réalisées pour l’édition Histoire naturelle, publiée en 1926 par Jeanne Bucher. Ancrée dans son contexte historique, la proposition de la galerie n’en révèle pas moins un souffle artistique intact qui rejoint des problématiques contemporaines.
« Max Ernst — Histoire naturelle », Galerie Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais du 21 septembre 2024 au 18 janvier 2025. En savoir plus Si tout semble commencer ici par une histoire d’oeil, c’est, comme souvent chez Max Ernst, derrière l’évidence que se donne la vérité. Car au-delà de la variation sur ce motif, c’est bien la question de la main, la prégnance du toucher qui fait le pont vers l’imaginaire. Réalisées avec le principe du frottage, elles présentent des associations de matières rendues par leur rencontre avec la pointe d’une mine de plomb. Jaillissant donc du dessous, l’intensité varie à l’aune de la matière et les rencontres, insolites, entre les espaces de travail évoquent autant le collage que le cadavre exquis.En perspective et toujours présente dans une scénographie intelligente refusant l’enfermement de l’œuvre dans son système, l’exposition joue avec les échos de la peinture vertigineuse d’Evi Keller, qui tendent, elles aussi à questionner notre aptitude à toucher. Dans ces combustions aux intensités tantôt glacées, tantôt brulantes, l’oeil fait face au doute ; s’agit-il même d’une image que l’on pourrait toucher ?
Plus encore, ces portraits de fragments renvoient à l’origine même de la matière, révélant cette complexité folle qui sourde au sein de tout objet, sous la main s’agite un chaos dont nous ne savons rien. Comme une nécessité déjouant l’évidence, les deux ensembles d’Ernst et de Keller se rencontrent dans une manière d’intensité et de chaleur qui dessine une chaîne esthétique d’une force troublante.
Car dans cette lecture sensible (dans tous les sens du terme) de la tradition scientifique des histoires naturelles, c’est l’imaginaire qui s’arrime à la description objective du réel et affirme déjà l’impossibilité de s’en séparer définitivement. Contre un positivisme triomphant, l’art de Max Ernst introduit déjà une strate de complexité, celle de l’interprète, travaillé par ses propres souvenirs, placés à juste titre en exergue dans la présentation de l’exposition1.
Redoublant le piège, Ernst ajoute à la reproduction une méthode automatisée pour nous renvoyer vers une nature qui a définitivement épuisé sa réalité. Là, les astres sont sous la main, l’oeil dérive au ciel, l’animal est mécanisé, comme déguisé, le végétal mal assis… Le papier du support semble même dicter sa loi à l’arbre dont il est né. Tout ordre se renverse ; tout ce qui apparaît, à l’exception d’un oeil majestueux (La roue de la lumière), se tient sur une ligne bancale, semblant révéler en négatif, dans le vide de la feuille, la possibilité d’un tout qui l’englobe et qu’il nous appartient de déceler.
Si ce n’est pas avec l’oeil donc, peut-être serait-ce avec le doigt ? Rien d’étonnant alors à ce que ces œuvres aient été pensées pour être manipulées, passées sous la main et parcourues au rythme de chacun. Ainsi exposées à hauteur d’yeux, intouchables, elles nous encouragent à tenter à notre tour de frotter ce monde qui nous fait face pour en faire émerger toutes les images que notre histoire voudra bien raconter.
Un jeu d’enfants qui a tout de l’activité la plus grave du monde ; à rebours de l’injonction parentale autoritaire ordonnant de ne toucher qu’avec les yeux, le peintre défie la physiologie, armé de l’autorité de l’art, pour nous entrainer, à sa suite, à voir avec les doigts.
1 Partant d’un souvenir d’enfance au cours duquel un panneau de faux acajou en face de mon lit avait joué le rôle de provocateur optique d’une vision de demi-sommeil (…). Je me décidais alors à interroger le symbolisme de cette observation et je tirai des planches une série de dessins en posant sur elles, au hasard, des feuilles de papier que j’entrepris de frotter à la mine de plomb.