Météo des forêts — Maba, Nogent-sur-Marne
La Maba de Nogent-sur-Marne présente une nouvelle exposition collective ambitieuse et modeste qui dessine autour de la notion de forêt une réalité plurielle et polymorphe qui reflète autant ce que l’on y met que la manière dont elle imprime les imaginaires. Usant pour titre d’une locution adoptée par l’Etat pour fournir un indicateur de risques d’incendies, c’est aussi la question du rationnel et de la volonté d’ordre par le pouvoir que les artistes mettent en déroute ici, en déployant une kyrielle de modes d’appréhension plus proche du soin, vertu non quantifiable qui, appliquée au comportement, relève in fine de l’éthique.
« Météo des forêts », La MABA du 18 janvier au 7 avril. En savoir plus Un parcours qui se place résolument du côté de la sensation et du partage, de la mise en commun de l’expérience première, le bavardage au sens noble du terme, celui qui permet d’entretenir la conversation et de garder ouverte la place à la parole. Une parole multiple, polysémique et polymorphique. L’exposition aménage autant de sas qui permettent de rencontrer une voix singulière, entamant avec nous un dialogue ou menant son activité propre qu’il nous appartient d’observer et d’habiter. La question de l’habitation y est majeure ; la forêt est par essence l’espace que l’on n’habite que contraint, ce qui sanctionne les limites des villes et villages, l’espace au sein duquel seules la connaissance historique, l’expérience et la familiarité désignent les zones. Pas de numéro, que des noms, des sentes qui les veinent mais ne les organisent pas. Or, cette forêt habite en chacun de ses pensionnaires, sédentaires ou occasionnels. La forêt, en ce sens, est toujours propre, toujours celle de qui la pénètre. Et par là toujours en mutation.Un mouvement délicieux et propre à la balade en forêt, qui a inspiré le commissariat de Caroline Cournède, où les moments de réflexion solitaires succèdent aux événements. Car la forêt se vit aussi diversement qu’elle se pratique ; lieu de passage, lieu d’errance, lieu d’itinérance ou d’investigation. La porosité même de sa définition première, « grande étendue couverte d’arbres » nourrit la liberté d’un parcours au sein duquel on observe des activités secrètes, à l’image du protocole de Lois Weinberger qui ouvre l’exposition avec la retranscription picturale, sur une cimaise, du chemin emprunté par les insectes xylophages. Un motif secret et d’ordinaire invisible dont la poésie cache pourtant une terrible réalité ; la prolifération de ces insectes en raison du réchauffement climatique menace la survie même de tout écosystème accueillant des arbres. Cette trace devient alors stigmate d’un danger en cours dont le seul coupable est l’homme. Car il y a quelque chose d’infiniment humain dans ces motifs qui évoquent également les chemins tracés par les hommes dans la ville comme dans les espaces sauvages où les pas répétés tassent les sols et réaménagent l’espace selon leur usage. Une introduction subtile aux enjeux sous-terrains qui travaillent cette exposition que l’art fait ainsi émerger.
Dans le registre du secret et de l’appropriation également, la vidéo de Virginie Yassef et Julien Prévieux qui lui fait suite, où les deux artistes dévorent de concert une impressionnante souche d’arbre, activité aussi triviale dans la forêt qu’éminemment comique ou inquiétante dès lors qu’elle est pratiquée par une autre espèce que les oiseaux, rongeurs et autres insectes. Dans quel but alors autre que symbolique cette femme et cet homme s’adonnent à une telle activité qu’aucun instinct ni aucune logique ne commandent ? Illustratif certainement pour une part d’une voracité du désir, de sa propre nature face à celle de tous.
Plus loin, une compilation d’ « images de recherche » tournées au Plateau de Millevaches à l’aide de procédés et de qualité différents (caméra de surveillance, plans fixes et en mouvement) prolongent le sentiment de plongée radicale au cœur de cet « autre » qu’est la forêt, lieu par essence inadapté à l’homme. L’oeil y surnage comme il peut, tentant de démêler les indices puis abandonnant espoir de s’y retrouver pour laisser ces moments le noyer et vivre la rugosité, la beauté et l’absurdité de ce qui s’y passe, de la vacance d’animaux sauvages à la découpe, tout aussi sauvage aux mouvements organiques de machines outils découpant des troncs d’arbres en quelques secondes.
Tant de différences qui offrent une analogie salutaire avec l’exposition qui, si elle possède son propre rythme, glissant de l’inconnu, l’inconcevable vers la plénitude marquée apaisante d’un apprivoisement de la forêt par la création de ses propres rites avec la très belle vidéo finale de Nefeli Papadimouli, encourage les aller-retours. Se révèlent dans le “rebroussage” de chemin des affinités nouvelles. La souche d’arbre de Virginie Yassef par exemple, poursuit son monologue et tantôt nous interpelle, tantôt semble s’adonner en solitaire à l’exercice du verbe.
En les prenant à revers, elles, les photographies transférées sur des tableaux de bois brûlé de Lucie Douriaud se révèlent sous un nouveau jour et leur motif adopte des contrastes plus marqués, des angles mouvants à la mesure de l’intensité lumineuse du dehors. En face et dans une bichromie plus austère, une photographie monumentale qui participe de cette série en cours révèle un dépôt de sapins découpés qui met en lumière le rapport bouleversant des temporalités, opposant les années nécessaires à leur culture et la finalité de leur exploitation. Montrer pour mieux énoncer.
C’est toute la force de l’image tirée de l’installation de herman de vries, entourant un arbre d’un bandeau arborant ce simple message « I Am ». Loin de constituer le paradigme d’une humanisation de la nature, il s’agit plus amplement ici de jouer non seulement avec l’éthique, comment considérer l’autre, faut-il qu’il impose sa subjectivité pour se voir protégé ? Faut-il encore qu’on le pare pour l’individuer ? Un « I Am » qui résonne comme un écho à celui qui garantit notre identité à la suite de Descartes, qui lui-même usait de l’arbre comme métaphore de la philosophie (tout autant qu’il enjoignait l’homme à se rendre maître et possesseur de la nature) ; c’est seulement en observant le monde, en le considérant et en y pensant que l’on peut être. Je pense, je suis.
Ce même cercle qui semble offrir une voie vers la résolution. Avec Ix Dartayre et Ache C. Wang d’abord qui imaginent pour le lieu une installation disséminée où les points saillants alternent avec les touches par effraction. Les peaux tendues imprimées de motifs et d’inscriptions découverts dans la forêt aux allures de mues recomposées d’animaux gigantesques sont activables. Des performeurs peuvent s’en emparer pour rejouer la découverte de l’espace d’aventure qu’est la forêt, qui fournit également le terreau qui recouvre le sol, laissant apparaitre des motifs organiques dessinés à la main, maquette réinventée d’elle-même au sein de laquelle est érigé un artefact de tronc d’arbre, habillé d’un textile qui en imite les veinures et la mousse. Dans les rainures de pierre du bâtiment, des branchages minuscules maquillent elles-aussi l’espace en offrant une paradoxale vraisemblance à ce carrousel d’émotions, de notes et de sentiments. Cette compilation fait de la forêt le vecteur de représentation de leur relation intime qui semble, par là, laisser sa place au spectateur et l’inviter à s’immiscer à son tour dans ce cercle.
Cercle qui s’élargit encore à travers la vidéo de Nefeli Papadimouli, intense et aérienne qui nous invite à un ballet de danseurs qui reconfigure l’espace naturel et crée, à la lisière de la forêt, une bâtisse aussi impressionnante que légère. Une fortification poétique qui apposerait sur la nature une abstraction esthétique saisissante passant par la mise en commun des énergies. Plus de hiérarchie ici, chaque corps participe de la construction et transmet sous ces reflets réinventés, cette lumière décuplée, sa force pour concrétiser la dynamique apaisée de cette cérémonie sans maître. Dans la communauté, dans la douceur des gestes et la légèreté des voiles, il est finalement question ici de prendre soin, un soin qui passe d’abord par la considération et, par conséquent, de l’attention à l’autre.
On retrouve alors la racine étymologique de la forêt ; l’extériorité, l’étranger et l’interdit, la zone à préserver (à l’époque pour le roi). Ce bien dont la préciosité et l’exclusivité ont pu être oubliées figurait pourtant un terreau de vie et un terrain d’aventure essentiel dont il nous appartient de repenser la valeur. Non plus pour notre propre plaisir, nous qui ne voulons plus de monarque, mais pour nous-mêmes. Trouver ainsi, à l’image de toutes ces propositions, un rapport à la forêt qui embrasse sa dimension sensible et sentimentale (l’autre qui nous touche) et sa mystique cosmique (l’autre qui s’invente) pour finalement, dans cette double exigence, se résoudre en nous-mêmes. Car la mystique ne s’épuise pas ici dans l’ésotérique. Tout résonne et se répond ; l’ordre, s’il est obscur, n’en est pas moins sensible et personnel.
Car au final, quelques branches d’arbres, chahutées par le vent et visibles depuis la fenêtre du dernier espace d’exposition de la Maba nous rappellent la formidable vie qui anime le moindre centimètre cube de nature, la lucarne de temps qu’il nous faudrait pour la comprendre et l’urgence de nous soucier, jusque sous nos pieds, de tous ces chemins qui ne mènent nulle autre part que vers un souci qui, constamment nôtre, est universel.