Nairy Baghramian — Galerie Marian Goodman
La galerie Marian Goodman présente Misfits, une exposition personnelle de l’artiste irano-allemande Nairy Baghramian, née en 1971 qui articule son travail sculptural autour des rapports de l’échange et de la communication, projetant son visiteur dans un doute constant et un trouble de l’adaptation.
Exposition : « Nairy Baghramian — Misfits » du 10 juin au 24 juillet 2021. En savoir plus Ancrées dans leur temps et leur lieu de monstration, ses propositions s’attachent généralement à adapter les formes qu’elle emploie à l’histoire et à l’architecture des lieux qu’elle investit, insérant dans chacun de ses projets une dimension locale qui participe du fil narratif qu’elle y dessine. Car derrière ses formes absconses et indissociables de l’imaginaire de l’enfance comme de l’image que leur imposent les outils pédagogiques, c’est toute une réflexion sur la portée et l’appréhension de l’objet qui s’ébauche dans sa démarche.Poursuivant ainsi cette mise en question des lieux qu’elle investit de formes et de lignes dysfonctionnelles, aussi proches du monde organique qu’indubitablement liées à l’esprit d’invention d’artefacts proprement humain, Nairy Baghramian fait se chevaucher dans cette nouvelle exposition les paradoxes dans une mise en scène efficace qui déjoue les repères de l’esthétique traditionnelle et s’éloigne tout autant de la pure fonctionnalité. Une situation proprement en marge qui lui confère toute latitude pour déployer en liberté ses divagations plastiques où le doute répond à la joie du ludique, où l’histoire de l’art s’immisce par effraction dans les nécessités structurelles de combinaisons de formes. Si le terrain de jeu et ses limites sont à la base de la réflexion de l’artiste, la disposition pleine de légèreté de ses pièces résonne dans l’espace ouvert à lumière du jour de la galerie Marian Goodman comme une promenade enjouée et de prime abord radieuse dans le square ouvert d’un imaginaire fertile.
Le bois de noyer, pas étranger à l’environnement de l’exposition, qui constitue l’armature des structures charrie en silence une histoire mouvementée, passée entre les mains du secrétaire de La Défense américain McNamara, s’acoquine au marbre de Carrare, reléguant la noblesse de ce dernier au rôle de simple support tenant un bord à l’autre. Devenu, à l’inverse de la structure qu’il habite, proprement fonctionnel, le marbre vient faire office de fixation, remplit et bouche les trous laissés béants par ses structures. L’équilibre attendu ainsi mis en danger, devient l’indice d’un étrange désaccord à venir. Au mur, l’image d’une enfant parmi ces structures se renfrogne dans une moue boudeuse, tournée constamment vers un hors-champ qui nous sépare de toute vie humaine. Seul avec ces objets manifestement singuliers, le spectateur ne sait s’il se doit de les activer, contempler ou dépasser.
Car Nairy Baghramian fait naître, fondamentalement, un hiatus entre des formes avenantes, apparemment fonctionnelles qui refusent pourtant, lorsqu’on les observe de près, de s’accorder l’une à l’autre, de représenter même les éléments d’une catégorie identifiable, d’une famille. Une déception amère et une expérience douloureuse des frustrations du monde pour ces objets directement inspirés des jeux d’enfants, source originelle de plaisir mais aussi outils d’apprentissage de la manipulation dans l’espace. L’apprentissage chez l’artiste a donc quelque chose d’amer, à l’image de la grimace de cette enfant qui nous accompagne dans le parcours, immortalisée sur un fond bleu profond qui s’oppose à son tour aux pastels des objets qui peuplent la zone. Formées de deux parties, leur assemblage se fait plus forcé que véritablement « naturel » et la rencontre entre deux éléments d’un même tout ne se fait pas sans friction, voire sans dégâts lorsque l’on considère les éléments épars qui les jouxtent, comme autant de rejets appelant à une nouvelle disposition, à une réintégration dans un jeu ultérieur.
Très actuelle, cette sculpture a pourtant quelque chose de véritablement ludique et touchant qui dévoile une humeur malicieusement bougonne qui tourne, à son tour, à une forme d’humour qui n’est pas sans profondeur. L’esthétique ludique régressive est ici parfaitement assumée et, au contraire de certaines tendances de la sculpture actuelle, sert une problématique parfaitement articulée entre formes obscures et sentiments troubles que la rencontre avec l’inconnu, l’injonction à la légèreté et la capacité de l’enfant de s’emparer de tout objet pour l’intégrer à une fantaisie active élabore au sein de ce parcours avec élégance. K, M et Y, autant de noms d’œuvres qui sanctionnent la familiarité de ces formes géométriques avec l’apprentissage d’une langue, Nairy Baghramian nous invitant à la découverte de son abécédaire, autant de détours parfois nécessaires pour permettre la communauté de l’échange, la rencontre fructueuse avec les Misfits qui donnent leur titre à l’exposition. La majesté du sujet, l’histoire éminente de la sculpture, la vénérable institution du langage glissent à leur tour sur les faces irrégulières de ces sculptures qu’un colosse aurait tout aussi bien pu modeler de la pulpe de ses doigts.
Loin d’être une mise à l’écart du monde dans une rêverie post-conceptuelle, les lignes tortueuses de ces architectures du dysfonctionnement renvoient alors précisément à une manière de ressentir le réel, un renversement des proportions qui renvoient adultes et enfants dos à dos. Une perturbation analogue et pensée comme le miroir malicieux du sentiment d’« étrangèreté » de ces enfants devant le système rationnel d’un monde de leurs pendants, les adultes, qu’ils ne saisissent pas encore.
À notre tour donc de nous débattre avec ces formes qui, pour ludiques et « humaines » qu’elles apparaissent, jouissent d’un étrange pouvoir de déviation de nos attendus et nous plongent dans une stupeur qui trouve dans le renfrognement de la fillette qui nous y borde un écho saisissant, un paradigme de l’éducation renversant.