Pavlo Makov — L’Atlas, galerie des mondes
À l’occasion de sa première exposition personnelle organisée en France, Pavlo Makov, artiste ukrainien né en 1958 présente une sélection d’œuvres de sa série Abracadabra, tandis qu’il est lui-même contraint de vivre à Kharkiv, en proie aux bombardements continus de l’armée russe.
« Pavlo Makov — Pages From Abracadabra », L’Atlas, Galerie des mondes du 12 janvier au 5 mars 2023. En savoir plus Fragments d’archives, de dessins et d’inventions visuelles ordonnées selon leur propre logique, elles s’intègrent à un corpus qui fait se confronter corps et architecture, intimité et collectivité, local et global avec une belle efficacité. À la Biennale de Venise, Markov présentait une installation à la force symbolique sourde. Imaginée en 1995 à l’occasion de crues terribles dans la ville ukrainienne de Kharkiv, elle laissait planer sur la ville de Venise cette menace bien tangible d’une nature (la fameuse acqua alta) dont nos propres progrès ont causé le dérèglement et s’illustrent par leur incapacité à contenir un déploiement dont ils sont responsables, fragmentant le problème sans jamais l’étreindre complètement.Cette image du trop-plein, de la saturation de toute construction humaine par la force brute d’une nature libre traversait alors l’œuvre de cet artiste majeur ukrainien dont les prises de position appellent à un courage délesté de tout effet de manche. Embrassant le double contexte de la Sérénissime et d’un monde émergeant de la pandémie qui l’avait épuisé, Makov activait pour la première fois dans l’espace public une œuvre qui, comme souvent chez lui, résonne avec l’actualité et se charge, au fil du temps, de sens nouveaux.
Au cœur de sa démarche, la gravité transforme le faux-semblant et l’illusion en pièges mortels pour quiconque oublie la faiblesse de ses moyens. Radical et loin de jouer des raccourcis esthétiques rassurants, son œuvre incarne une lecture brute qui ne l’empêche pas pourtant de prendre un certain recul sur le monde.
Articulant la plasticité du local et du global, Makov faisait se rejoindre deux réalités géographiques avec un dérèglement généralisé du climat mais aussi de la psyché humaine. Un lien qui parcourt l’ensemble de son œuvre, mettant à l’épreuve les corps humain, de leur notion la plus générale à ceux, identifiés, qui peuplent sa vie intime et qui apparaissent souvent dans ses travaux, avec une architecture qui tend bien souvent à les perdre. À ce titre, son ouvrage Utopia. Chronicles représente une plongée fantastique au cœur d’un présent qui s’inventait de toutes ses forces comme un vecteur d’émancipation. Regroupant des images d’archives, des photographies personnelles, de nombreuses esquisses, œuvres et expérimentations plastiques, l’ensemble traduit les aspirations et les recherches d’un artiste ancré dans un présent de reconstruction et dans un lieu qui le synthétise, l’Ukraine post-soviétique, l’utopie d’un monde à réinventer.
Il en va ainsi de sa série Abracadabra présentée à la galerie de L’Atlas, dans une exposition éponyme imaginée par la galerie qui le représente à Kyiv, The Naked Room, qui derrière la formule fantasmagorique prend sa revanche avec la pensée magique.
Ici, les mots flottent dans les abords de structures architecturales d’une uniformité carcérale, moyens d’évasion douteux de ces vues isométrique dont le vertige a cours bien plutôt dans la répétition et la saturation d’un même motif que dans la hauteur prise sur celles-ci. Makov détourne ainsi, comme à son habitude, la fonction multiplicatrice de la sérigraphie pour démultiplier les interventions au sein d’une œuvre unique. Comme autant d’éléments à réagencer, les bâtiment deviennent des motifs composant des paysages et formes tantôt végétales, tantôt mécaniques.
Obéissant à des logiques abstraites dont les liens sont pourtant lisibles, les lignes multiples (une autre obsession de l’artiste qui joue continuellement du trait noir pour relier images et textes) font osciller les compositions du système planifié à la prolifération incontrôlée, organisant ses propres règles pour dessiner un jeu qui s’échappe. Lettres, lignes et motifs se confondent pour former des allégories dont le mutisme apparent ne manque pas, en filigrane, de révéler le miroir d’expériences humaines. Rien d’étonnant alors à ce que se lisent, au fil des déambulations, les mots « EGO » et « Narcissus » ; rien d’étonnant non plus à ce que les œuvres se déparent de leurs couleurs vives présentes dans les premières propositions, la peinture et l’expression abandonnant peu à peu ces textes secrets. Faisant écho, entre autres, à la série Donrosa. Diary of a Ukrainian rose garden, qui réinventait un jardin de roses du XIXe siècle inspiré par l’architecture de l’Enfer de Dante existant à Donetsk. Guerre et résistance ayant toujours alimenté son travail, l’annexion d’une partie de l’Ukraine par la Russie et la guerre déclenchée en 2022 qui rythme dorénavant sa vie se matérialisent dans les contrastes intenses des travaux présentés qui, eux-mêmes, s’ils s’accrochent à la vie, actent la tragédie de répétitions auxquels ils semblent ne pas pouvoir s’échapper.
La magie mondialisée de la formule Abracadabra, symbole de sa mise en scène et de sa commercialisation se pare alors de toute son ironie, du béton armé sous-jacent aux premières œuvres vives naissent des champs fleuris de constructions industrielles qu’un coup de baguette magique ordonne en fleurs sauvages. L’imaginaire au pouvoir, le monde redessine sa propre cohérence et invente sa propre échelle pour justifier la cohabitation des contradictions qui l’habitent. Loin alors de signifier la capacité de l’imagination de prendre le pouvoir sur le monde, la formule Abracadabra du titre semble sonner à rebours, comme la constatation incrédule d’une humanité ayant érigé un ordre menaçant le sien propre, échafaudant à travers ses dogmes, ses normes et son génie, les conditions de sa propre disparition. Abracadabra.