Scroll infini — La Galerie, Noisy-le-Sec
Avec « Scroll infini », la Galerie de Noisy-Le-Sec se propose d’offrir jusqu’au 28 mars, une variation autour de ce mouvement très contemporain qu’est le défilement numérique d’une page de données informatiques, autrement dit, l’apparition magique d’éléments (informations, images, textes) « sous les yeux ».
« Scroll infini », La Galerie, centre d’art contemporain du 23 janvier au 28 mars 2015. En savoir plus Car l’utopie réalisée du scroll infini, c’est d’abord le renversement de la notion de regard, une révolution à l’œuvre depuis l’image animée et ses premières occurrences ; sans mouvement hors une action précise (appuyer sur un bouton, tourner une mollette, clic droit sur souris), le corps humain se voit confronté à une succession d’événements qui vont imprimer et alimenter son imaginaire. Mais comment concilier cette inertie moderne à la pratique de l’exposition, qui implique par définition le mouvement du corps dans l’espace ? En y proposant en quelque sorte une multitude de « freezes », ces arrêts sur image bien connus des internautes qui voient les informations à l’écran bloquées tandis que le processeur peine à afficher les suivantes. De la sorte surviennent la frustration et la magie d’un univers qui continue de se former, de s’agréger et de se compiler à mesure que l’on pense en découvrir un aspect.Première variation autour de ce thème, les photographies d’Éléonore False, feuilles de papier monumentales posées à même le sol, nous obligent à faire le tour de l’espace, à observer leurs ondulations, comme suspendues dans le temps et impossibles à fixer définitivement. Les noirs et blanc s’étirent sur des supports qui les accompagnent ou s’y confrontent. Les danseuses lascives s’enroulent, le végétal semble repousser les frontières de sa propre feuille, comme si ces images étaient animées d’une vie intérieure secrète, tendant à l’expansion aussi bien qu’au repli, rejoignant en cela la nature même de l’image ; forcément victime de sa diffusion ou de son oubli. Une dualité à l’œuvre également dans les deux vidéos Les Allumeuses de documentation céline duval, qui passe en revue une pile d’images glanées pendant plus de dix ans dans des magazines divers. Examen froid et sans artifice de cette accumulation d’images qui ont forcément rencontré l’imaginaire de l’artiste, cet archivage sauvage précède une destruction que l’on ne verra pas. Dernier regard ou capture définitive avant disparition, Les Allumeuses brise le contexte même de ces images flatteuses en leur appliquant un traitement identique ; une main les arrache à la pile, les dispose hors-champ tandis que se devine, sur les suivantes, le reflet menaçant des flammes qui les attendent. Ainsi dépouillées de leur symbolique, ces images ne sont plus que des moments, instants de transition dans un projet global qui n’a plus besoin de leur réalité physique.
Emmanuelle Lainé, elle, réinterprète une pièce précédente pour créer Le Plaisir dans la confusion des frontières sur Scroll infini, un programme aussi riche que son installation, qui impose dans l’espace une abondance d’éléments divers, cachant en chaque recoin une créature singulière, un effet de sens. L’artiste reproduit sur le mur une photographie de l’installation, reflet immobile d’un chaos inexpliqué. À la manière d’un champ de ruines d’une civilisation contemporaine, cette mission archéologique loufoque (terres, objets déterrés, combinaisons de travail) révèle une collection d’objets disparates, tantôt à même le sol, tantôt sur présentoirs. Ces reliques d’idoles d’un nouveau genre sont autant de rébus visuels qui participent à une réelle composition de l’espace. Les éléments ajoutés, cachés, piégés se multiplient à mesure que le regard se déplace, incapable d’en embrasser la totalité. Sans mouvement du corps, l’accumulation se fait tangible, les informations continuent d’apparaître, déployées dans l’espace et comme perpétuellement mouvantes malgré leur immobilité.
Les installations de Julien Creuzet qui télescopent autour de leur structure métallique objets, messages et vidéos, nous plongent elles aussi dans cet océan du doute. Agrégations d’éléments épars, concepts et représentations en perpétuel achoppement, son Opéra-archipel décompose les éléments traditionnels de l’opéra pour les disséminer dans l’espace et en offrir une vision géographique ; voix, décors, costumes, danse, etc. sont autant de régions du regard et leur concomitance ainsi que leur séparation nous invitent à « lire » le projet d’une manière totalement inédite, ou plus encore, à voir comme on lit. C’est que dans le projet même, l’artiste revisite l’histoire des Indes galantes, l’opéra de Rameau à l’aune d’une revue colonialiste des années 30, tout autant qu’il la confronte à la société et aux outils techniques d’aujourd’hui. Les imaginaires d’un autre temps s’imbriquent dans le regard contemporain pour ne former qu’une seule masse plastique, complexe et riche. Émergent ainsi du sol des îlots singuliers où les écrans vidés de leur fonctionnalité cachent à leur tour des objets, autant d’œuvres en actes qui se révèlent par renvois, références et divergences. Car l’artiste, en résidence à la Galerie, fait également intervenir l’environnement direct de la ville de Noisy-Le-Sec, perturbant les repères géographiques et temporels.
Un contre-pied perpétuel poussé à son paroxysme avec la géniale installation-vidéo de Neil Beloufa. Avec Vengeance et Vengeance CCTV recording, l’artiste propose un court-métrage délirant et déliré accompagné d’une fresque vidéo issue d’un dispositif précédemment utilisé, qui associait à chaque mot évoqué une séquence filmée correspondante. À présent ramené au sein du processus narratif, ce parallèle sidérant offre un décalage perturbant et pertinent à cette histoire de vengeance autour du joueur de football Cristiano Ronaldo. Cette mise en abîme s’accompagne d’une bande-son déjantée, où les dialogues sont dits par des enfants qui ont participé à l’élaboration de la fiction. Agrémentée d’une voix-off générée par un logiciel, la multitude de niveaux de lecture se fait vertigineuse. Le banc qui fait face aux écrans est lui-même peuplé d’objets utilisés pour la vidéo et finit d’installer le cadre de cette œuvre qui empile jusqu’à la folie les éléments de sens propres au monde d’aujourd’hui ; de l’imaginaire délirant d’enfants s’appropriant l’intimité de leur idole à l’exacerbation de la violence et de la trahison tout en se faisant l’écho de récits propres à Internet (fan-fiction, WTF, collages visuels, références hollywoodiennes, ou encore montage et bande-son jouant de leur propre amateurisme). Et, de cet agglomérat explosif naît, c’est sans doute son exploit, une pièce pleine de sentiments palpables, de ses ressorts dramatiques à l’excès jusqu’à ces cris du cœur d’enfants pris au jeu et laissant éclater leur propre avec une pudeur déconcertée et déconcertante leur propre émotion.
En cela, Vengeance apparaît ici comme une synthèse parfaite du monde d’Internet ; d’autant plus parfaite qu’elle n’en serait qu’un accident, une construction pleine de ses propres contingences. Toute son absurdité foutraque et sa tonalité étrangement familière en font le reflet absolu de cette idée du scroll infini ; l’impossibilité d’entrevoir un objet fixe dans l’univers virtuel sans imaginer, craindre ou espérer sa prolongation, réappropriation, ses commentaires, critiques et partages. En ce sens, l’infini rejoint l’absurde, ce simulacre qui n’est libéré de la limite de sens et tient en son sein la promesse d’une finitude à venir ou tout simplement la charge, à celui qui la perçoit, de finir d’y déceler un nouveau sens.