Sculptures infinies — Beaux-Arts de Paris
Les Beaux-Arts de Paris présentent une exposition passionnante autour de la sculpture qui réfléchit, dans un contexte inédit, les enjeux modernes de la création à travers le prisme de l’histoire, sans perdre prise sur l’émotion.
« Sculptures infinies — Des collections de moulages à l’ère digitale », Beaux-Arts de Paris Palais des Beaux-Arts du 4 décembre 2019 au 16 février 2020. En savoir plus Avant même de rentrer dans la réflexion du médium, le parcours frappe en effet par son affection sensible pour la forme, parvenant à marier les esthétiques extrêmement diverses dans un espace compliqué (la grande salle et sa hauteur sous plafond monumentale) avec une véritable intelligence du rythme. Les figures représentées, les motifs rejoués et les artistes copiés sont ici bien moins au centre de la problématique que le geste même de la sculpture, que ce qui unit tous les moulages de toutes les collections du monde, la nature plurielle de leur production et le caractère éminemment singulier de notre rencontre avec elle. Élargissant le propos à la sculpture même, Penelope Curtis, commissaire principale de l’exposition accompagnée de Rita Fabiana, Thierry Leviez et Armelle Pradalier, questionne, à l’aune des avancées de la recherche récente en matière d’histoire, notre rapport même à l’œuvre d’art, au fantasme de l’unicité. De la copie d’antique laissant entrevoir les stigmates d’un travail de la main dans la reprise des moulages jusqu’à la sculpture assistée par ordinateur, les techniques se mêlent pour dessiner un paysage pluriel qui traduit toute la richesse du médium.Née de l’inspiration de la collection de moulages stockée dans les sous-sols de l’école des Beaux-arts de Lisbonne, la transcription du projet dans un autre lieu, ici aux Beaux-Arts de Paris, semble procéder d’une parfaite cohérence. Centrée autour de l’idée de la possibilité essentielle de reproduction de l’art, elle explore bien plus l’acte même de copier, geste qui accompagna toute l’histoire de l’art et, en matière de moulages de plâtre, s’intégra à plein dans l’essor des musées. Support de diffusion, le plâtre est alors un moyen de communication, une base à modeler pour transmettre les chefs-d’œuvre de l’histoire.
Ici donc, chaque objet, chaque forme obtenus par moulage, par remplissage d’un négatif devient la promesse d’une identité répétable, transformable ou issue d’une variation que les goûts, comme les moyens d’une époque rendront ou non possibles, rendront ou non nécessaires. Cette bibliothèque d’archives artistiques, en étant mise en écho avec des travaux d’artistes contemporain résonne avec une acuité profonde. Les temps se croisent avec un tropisme des artistes contemporains pour des réflexions qui mettent en jeu histoire et archéologie tout en affirmant, par la pratique même de leur médium, une déportation du temps mécanique dans une superposition des strates.
Marion Verboom érige ainsi, au centre de la grande salle, ses totems toujours aussi convaincants en usant d’une variation de motifs et de teintes qui emmêlent visuellement les matériaux et symboles dans un empilement singulier, comme autant de cernes dans le tronc d’une mythologie personnelle. Simon Fujiwara, lui, réinvente l’installation du mausolée de l’empereur Qin, la célèbre armée de terre cuite ici représentée par la répétition du corps hyperréaliste, sain ou brisé, d’une jeune femme d’aujourd’hui. Aleksandra Domanovic utilise son histoire personnelle et celle de son pays pour dresser des membres comme des prothèses à même les cimaises, laissant entrevoir des spectres passe-murailles à l’expressivité bouleversante dans son mutisme. Charlotte Moth multiplie également variations en disposant de multiples objets dans le creux de présentoirs organiques, des mains ramenées à la fonction de support qui articulent la possibilité du don et de la rétention. De même, la plante et son pot de terre deviennent, chez elle, un objet unique et uniformisé en caoutchouc, symbole de notre appréhension de l’espace et de son ornement.
Cette sélection d’œuvres contemporaines parvient surtout à fédérer des contraires tout en maintenant une belle unité esthétique, oscillant entre minimalisme, sobriété et liberté, irrégularité foudroyante d’éléments organiques qui contribuent à faire de ce parcours, en plus d’une plongée passionnante dans l’histoire des moulages que prolonge le très beau catalogue, une progression d’une consistance rare qui multiplie les angles d’approche et fait de chaque œuvre, de chaque « reproduction » une génération nouvelle du désir. Au-delà de l’unité fantasmée de l’œuvre, c’est sa découverte et son ancrage dans notre imaginaire qui en dessine la singularité.
Une exposition qui embrasse l’infini donc, qui s’il est clairement porté par la possibilité répétition, par les infimes variations, par la pesanteur invisible et pourtant sensible des matériaux, s’il est parfaitement remis en question dans le temple de l’apprentissage, est aussi et surtout révélé par la force d’inspiration que le parcours appuie. S’ouvrant à des travaux extrêmement divers, les limites semblent définitivement s’étendre à la mesure des artistes qui se succèdent et imaginent des formes nouvelles qui, si elles s’inscrivent dans un héritage commun, l’ouvrent à un champ toujours plus incommensurable.