Superhero Sighting Society — Kadist Art Foundation
Makhatchkala, Russie, 1979 : sur une rare photographie en noir et blanc prise dans les montagnes de cette ville côtière de la mer Caspienne apparaît un homme prêt à s’envoler. Figée par l’image, cette situation énigmatique laisse place à une multitude de possibles. Cet individu a-t-il chuté dans le vide jusqu’à en mourir ? A-t-il pu, au contraire, prendre son envol, doté de pouvoir surnaturels ? Ou ce tirage découlerait-il tout simplement d’une mise en scène visant à jouer avec la crédulité des individus, favorisée par son réalisme ?
« Superhero Sighting Society — Taus Makhacheva et Sabih Ahmed », KADIST du 28 septembre au 22 décembre 2019. En savoir plus Tel est le point de départ de la Superhero Sighting Society, jeune communauté formée au printemps dernier par l’historien de l’art et curateur Sabih Ahmed et l’artiste Taus Makhacheva suite à leur découverte de cette image saisissante. Rejoint depuis par plusieurs membres qui conservent leur anonymat, ce mystérieux groupe compile des témoignages et anecdotes impliquant des super-héros de notre époque, présentés au public au gré d’expositions et de tables rondes. Pour le moins surprenante, cette démarche aussi artistique qu’anthropologique, voire presque philosophique, est motivée par une interrogation majeure, formulée par Sabih Ahmed lui-même : « Comment voulons-nous repenser le pouvoir au XXIe siècle ? » Car dans un monde contemporain en crise, régi par des puissances politiques, financières, économiques, culturelles et militaires dont l’ampleur croissante ne cesse de renforcer le sentiment de distance et d’abstraction du tangible, la population sent lui échapper la prise sur son propre destin. En conséquence, elle se voit de plus en plus amenée à fonder ses espoirs en les héros et héroïnes de demain.Pensée comme un outil pour constituer une nouvelle carte du monde, la Superhero Sighting Society répertorie dans toute notre planète des centres de pouvoir inédits où germe l’espoir d’une révolte. De Belo Horizonte à Manille, de Kravica en Bosnie-Herzégovine au sommet de l’Himalaya en passant par Iqaluit, au bord de l’Océan Arctique, les témoignages de super-héros ou héroïnes affleurent, dont certains remontent même jusqu’au début des années 1960. Jusqu’au 22 décembre prochain, ces récits oraux sont diffusés à la Kadist Art Foundation : prononcés en français, en anglais, en arabe, en russe ou encore en japonais, ceux-ci rythment via haut-parleurs la visite de l’exposition Superhero Sighting Society, où Sabih Ahmed et Taus Makhacheva présentent pour la première fois au public le fruit de leurs récentes recherches. Incarnés par les voix qui les racontent, ces témoignages successifs prennent alors ici le corps de leur subjectivité et lèvent le voile sur les mystères qui entourent ces super-héros et héroïnes d’aujourd’hui : qui sont-ils/elles ? Où sont-ils/elles ? Que font-ils/elles ?
Ainsi à Iqaluit, un certain Derek Emmons revêt pendant vingt ans cagoule et uniforme pour devenir le « Polar man ». Dans cette ville inuite du nord du Canada, il surveille les parcs publics afin de protéger les enfants et déblaye à la pelle les rues enneigées pour faciliter le passage : aujourd’hui, il est encore considéré là-bas comme une icône locale. De l’autre côté de l’océan Atlantique, à Tunis, la « Super Tunisian » voit le jour en 2011 suite à la chute du régime de Ben Ali, lorsqu’elle part à la rencontre des passants vêtue d’une combinaison rouge et bleue et les appelle à voter pour elle. Derrière ce rôle qu’elle endosse en public, l’artiste Moufida Fedhila cherche à éveiller les consciences et favoriser le dialogue citoyen dans un pays fracturé par ses tensions politiques en quête d’un nouveau modèle de démocratie. Si la barrière de la langue limite la compréhension d’un grand nombre des récits émis dans l’exposition, leur diversité affirme également la portée universelle de la démarche de la Superhero Sighting Society qui transforme ainsi des chroniques d’initiatives individuelles en un élan collectif.
Dans l’espace de la Kadist Art Foundation, nous sommes invités à les écouter en contournant des montagnes en papier dont la hauteur nous arrive aux genoux : ces sculptures ont été réalisées par Super Taus, l’alter ego de l’artiste russe Taus Makhacheva qui a elle aussi créé sa propre super-héroïne possédant sa propre identité et sa propre histoire. Alors que Taus est née à Moscou, Super Taus est née à Tsada, un petit village du Daghestan. Toujours vêtue du même costume traditionnel — une robe à imprimé et un voile qui lui couvre la tête –, cette super-héroïne de l’art se manifeste au public lors de performances et de vidéos où elle fait preuve d’une force physique remarquable pour son apparence fébrile. Chez Kadist, lorsque Super Taus montre ces montagnes de la Terre dont les humains n’ont encore jamais pu atteindre le sommet, elle y matérialise très probablement la métaphore anglaise « her strength could move mountains » (« sa force pourrait déplacer des montagnes »). Par leur taille réduite, ces représentations de l’inaccessible deviennent en effet à la portée des visiteurs qui les surplombent.
Première fenêtre vers le travail de la Superhero Sighting Society, l’exposition à la Kadist Art Foundation fut également complétée par un événement de deux jours au Centre Pompidou, dans le cadre de Cosmopolis #2 en novembre dernier. À cette occasion furent invités des artistes, théoricien·ne·s, écrivain·e·s et designers en vue d’échanger autour des questionnements contemporains liés aux super-héros d’aujourd’hui, aux nouveaux pouvoirs ou encore à la formation des alter ego. Des premières restitutions prometteuses d’une recherche encore très fraîche où les frontières entre le réel et le fantastique s’effacent au profit de ces engagements contemporains, qui portent avec eux l’espoir ardent de leur sincérité.