Spectres — Ici.Gallery
Intimiste, audacieuse, fantasque et inquiétante, l’exposition Spectres ou les perspectives menaçantes, chez Ici.Gallery à Belleville offre jusqu’au 28 juillet une plongée dans un univers d’angoisses et de beautés qui touche sa cible au plus juste, laissant émerger des mondes différents réunis avec un amour évident du travail des artistes présentés.
Au sein d’une scénographie très ramassée où fournitures, bureau et œuvres se confondent, l’exposition Spectres parvient pourtant à respecter le travail de ces artistes qui livrent là des œuvres au format moins encombrant mais loin pour autant d’apparaître comme mineures.
Cette simplicité, ce goût du jeu et de l’échange témoigne d’une véritable ambition de partage et d’ouverture sans rien sacrifier à l’exigence et à la qualité des pièces présentées. Autour de la notion des figures menaçantes, les œuvres présentées oscillent entre terreur intime enfantine avec un Eric Pougeau qui marque cet accrochage avec trois pièces différentes qui rythment la présentation. D’abord avec sa très belle photographie Marion, qui met en scène une jeune fille accroupie au chevet d’une tombe de fortune. Dans un coin, un harmonica affublé de lames de rasoir figure le jeu, la musique et l’extériorité comme une source de douleur, allant jusqu’au mutisme. Les deux définitions de « construire » et « détruire » ensuite, manuscrites à l’encre bleue sur une feuille « grands carreaux » avec l’application d’un élève dont la sagesse n’aurait d’égal que la cruauté sourde et silencieuse. Car il s’agit ici de famille, la sienne propre ou celle d’un autre, la menace plane et ne s’étendra probablement jamais.
Une menace qui hante l’histoire également avec le fascinant Fantôme de l’autorité, dit le dictator de Philippe Mayaux qui, sous ses atours ridicules et derrière son immobilisme forcené, clame à qui veut l’entendre ses discours belliqueux, tirés des propos de ceux qui l’ont directement inspiré. Avec la malice et le talent qu’on lui connaît, l’artiste parvient une fois de plus à faire émerger du grotesque la substantifique moelle de la peur, l’onguent trouble qui infecte plus qu’il ne cicatrise les angoisses d’observateurs du monde. Plus encore, il leur donne un corps, aussi appétissant et flatteur qu’immédiatement écœurant de cette proximité qui nous unit à lui, qui, à rebours de la pensée rassurante de monstruosités, ne sont que reflets en négatif de nos mondes intérieurs sinueux. Une seconde sculpture de l’artiste est accrochée au mur ; rarement montré, ce corps de femme enceinte, s’approchant des représentations séculaires de la fertilité oscille dresse un pont entre les époques. Idole au format de poche, cette Vénus semble tout droit sortie d’un foyer des premières civilisations, rapprochant notre fascination qui perdure face à la capacité de l’humanité à se reproduire et les stratégies mystiques des temps anciens pour en encourager la l’expansion à tous les domaines du monde. Mais plus encore, cette même statuette, vouée à devenir la matrice d’œuvres graphiques à venir double sa capacité d’engendrement et, grâce à la technologie contemporaine, réalisera concrètement sa vocation de génératrice.
Nina Childress présente, elle, Twins, une huile sur toile représentant deux jeunes femmes aux grains différents. L’une, spectrale, semble remplir les yeux de l’autre d’une larme qui sous-tend l’absence, une présence en négatif. Un diptyque aussi profond qu’ambigu où les traits se mordent au-delà des toiles tout en présentant une altérité de lignes et de techniques qui insistent sur le schisme entre ces deux figures. Deuil, fantasme et souvenir s’emmêlent dans une litanie de couleurs sourdes et oniriques donnant une beauté éthérée à ce portrait bicéphale.
Aux murs de la galerie, autour des œuvres, sont plantées de nombreuses étoiles. Entre étoiles filantes échouées, décorations festives et armes contondantes lancées contre la paroi, les sculptures de Céline Vaché-Olivieri ornent les cimaises autant qu’elles en dessinent une forme de défense, laissant encore planer le doute sur l’atmosphère générale de cette exposition qui oscille définitivement entre le ludique, l’inquiétude et le jeu de la représentation. Une incertitude riche et stimulante que l’on décèle également dans le scalp de Djamel Kokene-Dorléans, qui nous renvoie aussi bien à l’horreur de la mutilation qu’à la fameuse parabole du jeu d’enfants « aux cowboys et aux Indiens », à la mystique des objets rituels autant qu’à l’histoire de l’art avec cette toison marquée d’une étoile, clin d’œil à la fameuse photographie de Duchamp et à ce corps vecteur de signes, support de décorations symboliques et ornementales et, en définitive, objet d’art.
Spectres, à travers une sélection qui parvient à réunir artistes de renom et figures plus émergentes parvient ainsi avec un réel bonheur à faire dialoguer des œuvres radicalement différents mais tous engagés ici dans une proposition séduisante, ludique, torturée et tortueuse qui puise son énergie dans la capacité de chacun à ouvrir des brèches, à se jouer du sens et à faire résonner les images mentales pour nous toucher jusque dans notre chair, au plus près de nos peurs les plus intimes. Celles qui nous hantent, pareilles à des spectres aussi libératoires que potentiellement coupables que l’on se plaît à imaginer à notre porte et que l’on se gargarise de ne pas avoir à subir la réalité.
Spectres ou les perspectives menaçantes, commissariat de Vincent Mesaros, du 5 au 28 juillet, Ici.Gallery, 8 rue Jouye-Rouve 75020 Paris, France — Tel : 09 87 38 67 63