Susumu Shingu — Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris
La galerie Jeanne Bucher Jaeger propose une exposition sensible et touchante de l’artiste japonais Susumu Shingu qui présente ici un ensemble reflétant parfaitement son travail d’exploration des éléments pour y donner vie à des formes qui s’en inspirent et nous inspirent.
« Susumu Shingu — Le Souffle d’Ici — L’Eau de là », Galerie Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais du 2 mars au 13 juillet. En savoir plus Depuis plus de soixante ans maintenant, ce travailleur infatigable des formes et de l’espace multiplie les collaborations avec d’immenses créateurs parmi lesquels on peut compter Issey Miyake, Tadao Ando, Renzo Piano et met à profit sa double formation initiale de peintre et sculpteur pour appréhender le paysage et y insérer des formes qui empruntent autant au vocabulaire de la nature, de l’art, de la science et de la poésie. Inclassable et polymorphe, sa création suit son obsession pour les forces d’attraction et le mouvement perpétuel en épousant chaque fois cette dualité d’une création répondant à la singularité de l’espace qu’il investit et imposant en son sein son propre écosystème. Une manière d’habiter la terre, d’y être aussi infiniment relié et d’en vivre plus intensément encore tous les mouvements.Sous le titre Le Souffle d’Ici — L’Eau de là, l’exposition prépare implicitement son visiteur à une lecture subtile du travail de l’artiste qui fait se conjuguer les deux éléments. Car le travail de Shingu s’opère sur une ligne de crète qui tient en suspens la masse et la légèreté, la pesanteur et l’air et c’est précisément dans cette opposition que l’on trouve l’équilibre, cette surface qui voit s’embrasser eau et air. La ligne de flottaison en quelque sorte, qui emprunte au verbe « flotter » la réconciliation de l’air et de l’eau ; flottent aussi bien les particules de l’esprit dans l’atmosphère que la masse monumentale des vaisseaux sur les océans. À l’image de l’œuvre de Shingu, embrassant la décision et le laisser-aller, l’ingénierie avisée et la dérive des sens.
Une bivalence à l’honneur de cette exposition qui rend toute la subtilité de ce travail riche et pluriel qui va bien au-delà des installations iconiques, souvent impressionnantes de l’artiste mais qui n’imposent en rien sa grille de lecture sur le monde. Au contraire, l’ensemble de son œuvre oscille entre expérimentation et poursuite d’une vie de contemplation au sein de laquelle il élabore des possibilités de lire son environnement à nouveaux frais. Sous l’impulsion du commissariat de l’exposition, l’accent est mis sur le dialogue constant des pratiques de l’artiste scientifique, renvoyant au maitre Leonard de Vinci et à son usage des forces dynamiques autant qu’à son amour des formes organiques pour « faire œuvre » du monde.
Cette dualité se retrouve également dans sa peinture, à l’image du magnifique tableau Stream, 2006 qui évoque tout aussi bien la légèreté et la dynamique de l’envol du pinceau que la pesanteur organique de sa marque sur le papier. De l’air et de l’eau, Shingu nous projette dans une réflexion engageant le minéral, ce témoin muet des harmonies et forces du monde, modelé par son environnement et aussi statique qu’essentiellement cosmique. Car les tableaux réinventent, eux, des lois d’attraction et de dynamiques qui obéissent à leur propre logique. Dans le dessin, la peinture, il envisage des formes plus organiques débarrassées des contraintes de la gravité et offre une percée dans l’imaginaire. Souffles d’air par rapport à ses installations, expérimentations de couleurs mais aussi tentatives de tirer un trait entre physique et imaginaire, la cohabitation de ces deux champs de la pratique de l’artiste passionnent mais plus encore, ils prouvent la démarche constamment repensée de l’artiste face à son monde.
C’est ce dialogue entre point de fixation de la création et mobilité de sa conception qui donne toute sa richesse à cet inventeur qui s’inscrit résolument dans un principe de ravissement : “Lorsque l’œuvre achevée se met à s’animer, reliée aux énergies de la nature, j’y vois comme la naissance d’une nouvelle vie, et c’est alors que ma joie atteint sa plénitude”
Là se rejoignent alors ses travaux, qu’il s’agisse de mécanismes pensés pour (voire « par ») la nature et dans l’intimité de son atelier. Intérieur et extérieur, air et eau se confondent en une même capacité à sublimer la ligne, visible ou imaginaire, que trace le mouvement. Un travail fondamental sur la ligne qui éclaire sa démarche, sa manière de découper l’espace autant que d’imprimer, à travers la projection de l’ombre sur les cimaises opposées, la danse des formes dont la pesanteur rejoint l’impossible légèreté, celle qu’engage la liberté de la perception.
En concentrant ainsi ses effets sur une mécanique et un travail d’ingénierie physique de haute volée garantissant à ses inventions un mouvement capable de s’adapter à toutes les modulations du monde environnant, Shingu ouvre une brèche qui n’a rien d’ésotérique mais dont le lien vertigineux qu’elle dessine entre rationalité et infini cosmique fait ressortir la vibrante poétique du monde. Une trouée que chacun de ses éléments perce dans notre conscience pour envisager, par capillarité, les autres.
Synthèse minimale d’un travail d’une vie, l’œuvre de Susumu Shingu se donne au final comme l’invention d’une ligne parallèle poétique à la réalité parvenant, avec la discrétion d’une brise caressant ce qui le peuple, à faire vibrer ses éléments pour mieux souligner le monde.