radicar radi’kar — Poush, Aubervilliers
Belle, sensible et profonde, l’exposition radicar radi’kar déploie dans les sous-sols de Poush des trésors de réflexion où les questions de traduction et de langue initiales se voient déportées vers un champ plastique et rendent compte de tentatives passionnantes de retranscrire l’expérience par un nouveau langage. Plus intelligente qu’éplorée, l’exposition, sous le commissariat de Margaux Knight, se joue des images d’Epinal d’une Amérique du Sud à laquelle sont tous intimement liés la vingtaine de participants pour mettre en scène l’envers, le négatif d’un art qui, pour brillant qu’il soit, fleurit aussi sur la précarité.
« radicar radi’kaɾ », Poush du 5 avril au 29 mai. En savoir plus Au son du répondeur de l’office français de l’immigration et autres bandes-son propres aux administrations d’accueil des étrangers égrenant en une kyrielle de langues les options d’échange, on pénètre dès l’entrée de l’exposition une jungle étrangement domestiquée où les feuilles, sous verre, sont comme le négatif d’un environnement constitué d’une bâche de plastique renforçant la part industrielle du lieu d’exposition. Une introduction radicale qui conjugue la pièce sonore de l’artiste Suricata (1993), la bien nommée Los Hijos de la Schengada et la monumentale installation Nocturna immersiva de Marlon de Azambuja (1978) qui opère ce lien essentiel entre l’expérience individuelle et sa part plurielle. C’est ainsi d’emblée la question d’un système, plus encore que la part subjective de peur de celui qui s’expatrie que les artistes mettent au centre de l’expression. Une politique et une géographie de l’échange qui configurent précisément ses limites et engagent les différentes acceptions de la notion d’occulte, d’un au-delà de la compréhension qui se poursuit chez André Komatsu et ses titres de presse dont le contenu est enserré dans un coffret de plomb. Pointant à l’origine la mainmise d’intérêts privés de grands groupes sur les titres de presse, ces pièces soulignent avec force dans ce contexte notre distance symbolique avec le sens et la nécessité, par moments, d’y faire face. Même comprise et partagée, la langue traduit dans chaque œuvre d’art la possibilité d’un rapport de force qui nous dépasse.Maria Ibanez Lago (1960) nous enjoint également à expérimenter ce vertige et à retourner l’apparence des choses vers ce qui ne se sait et ne s’explique qu’autrement. Outre sa résonnance avec le texte d’Almendra Benavente (1988) exposé plus loin et invitant lui aussi à une expérience sensible de l’idée et du mot, sa fleur monumentale et proprement monstrueuse traduit plastiquement la question du pli et de « l’ explication ». C’est notre propre vertige face à l’incommensurabilité de ce qui ne peut se connaître qui s’élève avec l’infinie complexité de cet ensemble que l’on réduit à un terme, la « fleur » qui est peut-être le miroir le plus radical de la création, toujours singulière, toujours renouvelée.
A leur suite, l’installation passionnante d’Omar Castillo Alfaro (1991) dédie un autel au Naab, plante rituelle et symbole de la peinture maya entre 600 et 900, constitué d’un texte traduit dans cette même langue et gardant son mystère pour la plupart d’entre nous. Entre attraction et enfermement, entre ornement et protection, l’installation architecturale aux angles obtus sème le doute mettant en cause notre perception de la réalité. Dans notre reflet flottant à la surface du miroir intelligemment installé par l’artiste pourtant, il est certain que cette histoire nous touche directement et qu’elle nous enjoint à comprendre son étendue dans le présent.
Ancrée là aussi dans l’histoire, la série de Fantasmas de Martin Kaulen (1988) accroche au mur une série d’une dizaine silhouettes dessinées d’objets d’art précolombiens. Le procédé, d’une redoutable efficacité et d’une belle pertinence, reproduit sur des supports de transports de marchandise (cartons, emballages divers) venus d’Amérique du Sud des dessins d’œuvres propres aux populations autochtones de la région d’origine des colis. Plus rien n’est « à l’endroit », les modèles eux-mêmes sont stockés au sein de collections européennes et « l’envers » se donne comme seule indication où les couleurs criardes et les inscriptions tronquées perdent leur sens. L’ensemble dessine une collection baroque, grave et attachante où le rituel se mêle à la figuration d’enjeux politiques et économiques fondamentaux mortifères pour des traditions dont subsistent des fantômes.
Une manière peut-être de les faire exister encore, comme elles le font parfois par des biais inattendus. Livia Melzi (1985), qui explore avec une rigueur remarquable les biais d’appropriation culturelle et les survivances de créations traditionnelles met ici en lumière dans un dispositif au raffinement intentionnel un ensemble de copies d’artefacts de l’Amazonie brésilienne, pièces réalisées par un amateur qui s’investit passionnément dans ce travail de reproduction. Plus que l’objet, c’est ainsi la méthode et le procédé qui deviennent un enjeu dans ce parcours de vie dont on ne perçoit que le résultat, forcément ambigu, par la photographie. L’appropriation fait ici survivance et sert même de documentation pour une recherche et une diffusion future. Déprise de toute certitude morale, la réflexion de l’artiste souligne surtout la complexité du transit des images et l’infinité du champ des possibles de la communication et de la transmission.
Cet espace d’indécision est peut-être le reflet d’un soin à inventer et la dernière vidéo présentée de Marcos Avila Forero (1983) semble aller dans ce sens. Elle met en scène une pratique spectaculaire et hypnotique de communication à travers des rythmes frappés à la surface de l’eau, faisant de la ligne de flottaison de la paume la trace éphémère d’une écriture. Le dialogue, codifié, n’en est pas moins ouvert à l’invention et embrasse cette réalité que chaque artiste nous impose de retourner pour, à notre tour, en cerner les enjeux.
Ainsi, de la précarité même des moyens et de la fragilité du socle de sens, la langue étrangère, émerge ce doute salutaire et bien tangible qui nourrit l’intégralité des démarches présentées qui, dans le vacillement de l’incertitude et de l’incompréhension, ménage une place majeure au spectateur en engageant sa perception mais, plus profondément, son attention, à soi comme à l’autre.
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