Moffat Takadiwa — Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers
Artiste majeur de la scène zimbabwéenne, qu’il représente à la Biennale de Venise 2024, Moffat Takadiwa (1983) présente à la galerie Édouard Manet de Gennevilliers sa première exposition personnelle dans une institution européenne. Pensée spécialement pour ce lieu chargé d’histoire, elle réunit ses tableaux-sculptures singuliers constitués d’éléments abandonnés réunis entre eux par des fils autour du thème central de l’eau.
« Moffat Takadiwa — Tales of the Big River », Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers du 3 avril au 1 juin. En savoir plus Un double enjeu, général et historique qui se heurte à la phobie exprimée de l’artiste pour cette eau qui a tant marqué l’histoire du Zimbabwe et de l’Afrique, des noyades assassines perpétrées par les navires des esclavagistes, des déportations arbitraires de population par les colons en passant par son absence et son manque meurtriers (sans parler de son commerce) sur le continent. Vecteur également du commerce des produits dont il récupère les rejets, l’eau océan ramène à la terre les excès de sociétés de consommation à l’appétit toujours plus anarchique dont l’artiste tente, comme il le peut d’user pour réparer autant que réinventer les usages.Placée sous l’égide de paroles d’une chanson de Jay-Z, cet ensemble évoque tout entier la terreur et la charge que recèle l’eau dans son histoire (« Parce que cette eau a noyé ma famille, cette eau s’est imprégnée de mon sang, cette eau raconte mon histoire, cette eau sait tout »1) mais aussi la possibilité de s’émanciper de ses propres peurs. A travers la répétition du geste, la démultiplication d’éléments qui perdent leur fonction autant qu’ils ont perdu leur sens, Moffat Takadiwa fait de chacune de ses sculptures l’épicentre d’une forme sensible et non-identifiable parcourue de dynamiques plurielles. Déjouant leur richesse presque ornementale, l’exposition prend le parti de la sobriété, une constance chez cet artiste, pour faire de chaque pièce une unité de sens, un moment de réflexion qui convoque les symboles et les noie dans une rêverie éthérée ouverte à l’interprétation.
Si elles se donnent d’abord comme abstraites, les formes de Takadiwa renvoient sans cesse à un processus de dessin résonnant avec des idées de figures qui font de son corpus une hybridation puissante de récits multiples. À travers les touches d’ordinateur, essentielles dans la structure de nombreux de ses travaux, une langue aléatoire se forme, déterminée par le pur hasard de leur emploi. Sans sombrer dans la didactique symbolique, il articule par le geste, par le faire, l’illusion de lignes de code et la souplesse analogique de la matière. Comme un accident heureux, dont il parvient à s’emparer pour dire à sa manière les spectres d’une histoire qui continue d’irriguer son existence et son imaginaire. Et cette histoire se lit jusque dans la confrontation des matériaux et des couleurs ; les matières souples viennent ornementer les plastiques durs, les couleurs vives ravivent la notion de parure qui renforcent l’attrait sensible des contrastes. Par la confrontation aléatoire d’éléments épars et pourtant familiers du quotidien (têtes de brosses à dents, boutons de clavier, roues de plastique, etc.) c’est un ensemble haptique qui est convoqué et mobilise des sensations jumelles par association.
C’est que le processus tient aussi de sa démarche : qu’il perce et passe les pièces les unes auprès des autres ou qu’il confie cette tâche à ses collaborateurs, Takadiwa élabore surtout un savoir-faire et une tradition singulière, née du geste. Dans le partage de sa technique, c’est un véritable artisanat qui s’invente et crée sa propre tradition. Ce ne sont plus seulement alors les pièces détachées qui retrouvent une fonction mais bien l’artiste et l’atelier, cette équipe mue par la seule volonté de produire des pièces définies qui font de leur activité le sens d’une coexistence.
Dans cette ouverture et cette énergie du « faire », du geste, l’artiste pense la force organique de la matière en lui donnant une seconde vie et prouve surtout que la manière de s’emparer de la chose compte plus que sa fonction première. Par les jeux de profondeur et de reliefs, il inscrit le mouvement au cœur de ces toiles tendues en silence et met en rang une somme d’impensés des sociétés pour ériger une puissance muette. Car il y a bien quelque chose de grégaire dans l’organisation et l’organisation d’éléments de classes différentes et, si l’ordre ténu de ses pièces évoque une autre grande muette, il apparaît plutôt ici une forme de force intérieure retrouvée, repensée. La dimension politique est assumée. L’artiste soulignant à travers son geste l’écart entre les nécessités immédiates de chacun et l’accumulation, comme pour atteindre une forme de satiété, de consommation contrebalançant le manque.
Un hiatus dans les attentes perçu comme le résultat d’un processus de colonisation qui a créé un sentiment de dépendance matérielle que les évolutions politiques mènent à l’absurdité (quand il ne s’agit pas d’ironie) la situation de peuples face à des États ex-colonisateurs aujourd’hui « investisseurs ». Le symbole national du Zimbabwe, identifié par son titre mais loin d’être identifiable par sa forme paraît lui aussi camouflé et s’intègre à cette collection d’icônes érigées aux murs et construite, il est important de le rappeler, à même le sol, là où précisément l’on construit les embarcations capables de braver la mer. L’artiste, en ce sens, déplace la force et fait vaciller les relations de pouvoir. Toutes les relations de pouvoir.
Au-delà du vortex symbolique au creux duquel nous plonge cette réutilisation d’objets abandonnés fourmillant d’allers-retours de sens, c’est une affirmation d’autant plus nette qu’elle se passe de mots qui se fait jour. Chaque pièce apparait dans ce parcours-archipel comme une possibilité de résistance. Les stases, résultats finaux de ce travail méticuleux tiennent en elles-mêmes ces ensembles accolés et rendent la cohérence de ce processus de pensée intériorisé qui tente de s’ouvrir et d’embrasser l’extérieur. A la surface de chacune de ses œuvres, les reliefs s’aimantent et les centres se déplacent, vibrent comme les bouillons d’une rivière en crue. Et la crainte mêlée d’une nécessaire humilité face à sa force que lui inspire l’eau devient le reflet d’une sereine puissance du geste créatif, capable d’exorciser nos peurs et de les valoriser en les réorganisant face au chaos du monde.
1 Because this water drown my family, this water mixed my blood, This water tells my story, this water knows it all.