Uriel Orlow — Laboratoires d’Aubervilliers
Après plus d’un an de résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, l’artiste Uriel Orlow y présente jusqu’au 8 décembre l’exposition Affinités des Sols, résultat d’un ambitieux projet pluridisciplinaire visant à mettre en lumière les ressources à la fois terrestres et humaines de la ville, mais également les rapports de domination ayant façonné une histoire coloniale et post-coloniale de l’agriculture française et nord-africaine.
« Soils Affinities — Affinités des Sols », Les Laboratoires d’Aubervilliers du 11 octobre au 8 décembre 2018. En savoir plus Commune limitrophe du nord-est de Paris, Aubervilliers reste certainement aujourd’hui associée à un grand passé industriel. Qu’en est-il cependant, du passé maraîcher de la ville ? C’est sur celui-ci qu’Uriel Orlow, artiste né en Suisse en 1973 et depuis basé à Londres, choisit de revenir, croisant les traces plus ou moins récentes d’un domaine en constante évolution depuis la fin du XIXe siècle. Si l’exploration des liens entre botanique et géopolitique est au centre de sa démarche artistique, le récit qu’Orlow nous conte ici est en effet peu relaté et bien souvent oublié : jusqu’aux dernières années du XIXe siècle, la richesse agricole d’Aubervilliers — lui valant d’ailleurs le nom de « plaine des Vertus » — devait son succès aux maraîchers y ayant installé leurs terres, permettant ainsi la culture d’un grand nombre de variétés de légumes. À l’aube du XXe siècle, un jardin d’essai colonial fut ensuite créé à Vincennes, endossant le rôle de laboratoire où s’étudiaient et se cultivaient de nombreuses espèces et variétés de plantes étrangères au pays. Ces plantes connaissaient une grande mobilité, puisqu’elles-mêmes importées d’autres régions du monde telles que l’Amérique du Nord, elles étaient à nouveau exportées par les Français dans les colonies d’Afrique, redéfinissant ainsi l’agriculture locale.Ce pan de l’histoire représente le point de départ de la recherche d’Uriel Orlow, qui pendant son année de résidence a travaillé entre trois pays principaux : la France (à Aubervilliers), le Mali et le Sénégal. Son exposition « Affinités des Sols » nous montre comment cet héritage agricole parfois expérimental, incubé à Aubervilliers et au jardin d’essai de Vincennes, a forgé le rapport de l’Homme moderne aux ressources de ses terres, ouvrant au développement de l’agriculture intensive et de la permaculture.
Dans cette exposition, le retour presque primitif à la terre pour illustrer une histoire et des problématiques coloniales, post-coloniales mais également économiques, socio-professionnelles et géopolitiques apparaît alors comme une évidence. La communication entre chaque élément présenté par l’artiste s’établit à la manière d’un réseau où chacun répond à l’autre, sans hiérarchie particulière, croisant de fait époque, lieux et médiums — aussi Uriel Orlow construit-il cette exposition à la manière d’un rhizome, tel que le définissaient Deleuze et Guattari1.
Plusieurs supports multimédias permettent d’explorer et de retracer ce rapport de l’être humain aux ressources terrestres : vidéos, photographies d’archives et contemporaines, enregistrements sonores. À cela s’ajoutent également des documents et archives établissant une véritable topographie de la ville d’Aubervilliers et de son histoire maraîchère, tels que l’herbier du botaniste Paul Jovet, le détail d’un vitrail de l’église Notre-Dame-des-Vertus ainsi qu’une carte d’Aubervilliers en 1899. Au milieu des supports visuels, un bac de terre extraite du Jardin ouvrier des Vertus de la ville semble nous inciter à y plonger la main, réveillant de fait notre rapport haptique à la nature. Car au travers de ces différents témoignages et productions, c’est bien la main que l’on retrouve au cœur des processus : celle qui plante, cultive, arrose et cueille, celle qui fabrique, distribue et vend, mais aussi celle qui collecte et touche, qui s’imprègne de la terre et de ses ressources.
Dans une serre de Saint-Louis au Sénégal, un homme seul cultive des rangées de plantes en chantant : une séquence filmée cette année par l’artiste qui, à elle seule, résume sans doute toute l’émotion de cette exposition. Grâce à la variété et l’habileté de son corpus, Uriel Orlow parvient en effet à éviter l’écueil souvent désincarné du didactisme documentaire, présentant un projet aussi empreint d’histoire que de poésie, où l’agriculture s’affirme comme à la fois comme symbole du lien profond entre l’homme et la nature et comme instrument majeur de domination coloniale et post-coloniale — certains pays comme le Sénégal étant encore aujourd’hui subordonnés à l’économie française face au marché mondial.
Sensible et édifiante, l’exposition Affinités des Sols pose ainsi un nouveau regard sur la ville d’Aubervilliers, son passé et son présent, mais également sur les rapports de domination qui ont traversé et traversent encore notre monde.
1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, 1980.