Wanderer above the Sea of Fog — Galerie Bugada & Cargnel
Avec Wanderer above the Sea of Fog, la galerie Bugada & Cargnel propose une présentation sensible et cohérente qui regroupe une génération de jeunes artistes qui s’emparent de l’onirisme du fameux tableau de Caspar David Friedrich.
Œuvre aux allures de manifeste pour une remise à plat des idéaux, l’amas de débris de Julian Charrière Untitled (Projection) occupe l’espace central de la galerie et se fait point névralgique d’une relecture de l’histoire de l’art et de son avenir. Le spectacle de désolation de cette reproduction d’une habitation typique de Drop City (cette communauté américaine qui s’était fait une spécialité de recycler le rêve américain — et notamment les capots de voiture — en un projet d’habitation alternatif) réduit l’horizontalité par l’artiste ne signe pourtant pas la fin des idéaux.
« Wanderer Above the Sea of Fog », Galerie Bugada & Cargnel du 18 septembre au 25 octobre 2015. En savoir plus L’exposition fait ainsi la part belle à une réinvention du romantisme, usant de ses codes et les retournant pour écrire la promesse d’un imaginaire à venir. Un imaginaire qui, pour Cyprien Gaillard, est peut-être une affaire de regard. Son ready-made, Untitled (tooth) pose sur un piédestal une dent de pelleteuse. Alliance de la technologie la plus destructrice à l’un des attributs du corps biologique les plus nécessaires à sa survie comme à ses luttes, cette pièce de fer, apparemment non contondante, pourrait également sonner le prélude d’une sur-humanité, ou la nostalgie d’une civilisation oubliée titanesque.La nature trouve de fait sa place dans cet hommage à une peinture qui a su faire de l’impression du réel une entrée vers l’imaginaire. Une rencontre qui transparaît dans la très belle sculpture de Wilfrid Almendra, Jean, qui enserre dans une structure de verre plantes et terre. En empruntant des matériaux identiques à ceux des jardins ouvriers, ces constructions urbaines à vocation sociale et communautaire, Wilfrid Almendra rend hommage autant qu’il questionne ces injections forcées d’une dose de nature dans la cité. L’utopie d’une société dont l’équilibre, juste, épouserait sans le perturber l’ordre traditionnel du végétal résonne là encore avec la question posée par la pièce centrale de Julian Charrière. Mais ici, le matériau devient œuvre et perd précisément sa fonction d’agent de transition entre nature et culture pour se voir réintégré à la logique de l’art traditionnel. Dépouillée de son sol, la sculpture s’accroche et s’expose pour entrer pleinement dans le domaine de l’esthétique, tant par son efficacité visuelle que par la richesse de l’histoire qu’elle draine.
Dans un geste analogue, Adrien Missika appose sur des pierres qu’il ramasse dans la nature des motifs de plantes, et notamment de plants de cannabis. En organisant une telle rencontre du monde minéral et végétal, Adrien Missika réinvente une propagation proche de la sédimentation, invitant à une vision onirique d’une nature créatrice capable de dépasser nos attendus. De même que se dresse devant le voyageur de Caspar David Friedrich l’horizon de tous les possibles comme une promesse de voies nouvelles à tracer, son propre voyage, arrivé au sommet de la colline, touche pourtant à son but. En ce sens, le romantisme contient en lui l’ordonnance nette d’appliquer au chemin, à la route, l’ordonnance de l’infini. Face aux contradictions, aux apories et aux impasses, le romantisme invite à ne jamais cesser de mobiliser son esprit pour s’en nourrir et poursuivre la création de son propre voyage, celui qui ne s’arrête jamais.
En face, Claire Tabouret convoque des figures féminines insérées dans un imaginaire de légende, où l’héroïsme se porte et s’affirme via le costume et, notamment, le port de la cagoule. Dans un paysage lunaire où s’est élevé un immense cactus, son héroïne se tient, tapie, comme à l’affût. Dans la belle ambiguïté qu’excelle à domestiquer la peinture de Claire Tabouret, les membres de son personnage semblent prêts à bondir tout autant que, empreints d’une certaine lascivité, pourraient s’abandonner à la contemplation. Le visage, de fait, nous découvre autant qu’il nous surveille, brouillant la stabilité de la représentation pour dépasser le simple exercice de l’imaginaire. De la même façon, le portrait en buste (Les Masques, Tess) qui l’accompagne renforce cette perturbation du champ regardeur / regardé pour nous plonger dans les abîmes d’un doute stimulant la création de liens imaginaires. Du vertige des cimes perçant la pesanteur sourde des nuages sous les yeux du voyageur de C.D. Friedrich, de la distance froide de son dos bourgeois fier et désincarné, Claire Tabouret prend le contre-pied et nous projette au plus près de l’étrangeté de tout acte de contemplation, de ce dialogue impossible mais pourtant instigateur d’un infini possible. au plus près finalement de ce que l’image contient par définition de fantastique.
Nick Devereux, lui, fait montre de sa virtuosité pour composer des toiles monumentales empruntant une technique traditionnelle de la peinture baroque où les formes se mêlent en torrents de forces dans des décors épiques, inspirés de peintures elles-mêmes disparues des suites d’un incendie. De ces mondes en lévitation sourde une force brute et l’on pourrait déceler dans les mouvements le souffle d’une entité mythologique, croisement subtil des forces naturels et de leur abstraction, par le biais de motifs géométriques, croisement monstrueux des éléments platoniciens en pleine expansion. Là encore, l’ambiguïté fondamentale entre la force du réel et la capacité de l’esprit à s’émanciper de ses règles, tout autant que le défi lancé au temps avec la résurrection de ces motifs détruits par les flammes en appelle à un renouveau du regard et au rôle de l’imaginaire dans la représentation.
À mi-chemin donc entre les strates du temps, passé et présent s’entremêlent dans cette présentation subtile et radicale d’une nouvelle façon de penser le romantisme. Forts de leurs différences, les six artistes de l’exposition affirment d’une voix douce le fracas sourd d’un imaginaire à venir.