Agathe Gaillard
La mythique galerie Agathe Gaillard, 3, rue du Pont-Louis-Philippe dans le quatrième arrondissement de Paris ferme ses portes. Avant cela, un retour sur le parcours et les amitiés de la première galeriste de photographie française s’imposait. Rencontre.
Léa Chauvel-Lévy : Vous arrivez de Nîmes en 1965, après votre baccalauréat. Au bout d’une semaine, vous obtenez un emploi à la librairie-galerie la Hune pour vendre des cartes de vœux. Puis on vous affecte à la salle des livres d’art, vous dites « je n’y connaissais rien mais ça m’intéressait ». Vous n’aviez jamais ouvert un beau-livre ou un livre d’histoire de l’art ?
Agathe Gaillard : A Nîmes, les gens cultivés étaient intéressés par les livres plus que par les arts visuels. La beauté, on la trouvait dans les paysages, les monuments… J’avais tout de même vu de magnifiques musées italiens. Mais l’art contemporain des années 60, je le découvrais. Intéressant bien que souvent cela me faisait penser au métier d’étalagiste. C’est toujours vrai maintenant. J’ai appris à la Hune tout ce qui m’a été utile plus tard dans mes activités. Il y avait des clients très renseignés, je leur montrais les livres qui venaient de paraître, sur lesquels je n’avais bien sûr pas d’opinion et ils m’en parlaient, en bien ou en mal, et je savais à qui les proposer. J’ai tout appris en observant et en écoutant, mais il ne s’agit pas d’une écoute passive ; je décode, mets en relation avec d’autres informations et cela se fait automatiquement.
1975, la rue du Pont-Louis-Philippe est sinistrée, vous y ouvrez votre galerie, vous êtes la première galeriste de photographie française. La troisième au monde, puisque vous vous consacrez exclusivement à la photographie et en faites le cœur de votre activité, ce qui était un fonctionnement parfaitement inédit à l’époque. A ce moment-là, vous avez l’impression de faire un acte fort ?
Oui, il y avait la galerie Witkin à New York et la galerie Wilde à Cologne à ce moment-là. Pour répondre à la question de l’acte fort, oui, c’est certain. Mais en même temps, indispensable. J’avais été frappée, d’abord en rencontrant celui qui allait devenir mon mari, Jean-Philippe Charbonnier, en l’accompagnant dans ses voyages, en le voyant travailler, en connaissant ses amis, de voir que les photographes que je trouvais intelligents et clairvoyants ne soient pas considérés comme de vrais auteurs. On utilisait leurs images pour illustration. Il m’est apparu très clairement que la photographie était quelque chose de très important, d’énorme et qu’il fallait la faire reconnaître comme un art. Je voulais également montrer la cohérence de vision des auteurs et mettre en lumière qu’il y avait autre chose que des photographies isolées ou retravaillées, utilisées pour un autre travail que le leur. En les présentant comme des œuvres d’art, dans une galerie, cela obligeait les gens à les regarder comme telles. Je m’étais également dit que je les vendrais pour financer la galerie. Je ne rêvais pas d’avoir une galerie, ce fût pour moi un moyen. En dehors du milieu de la photographie, j’ai reçu beaucoup de critiques. Les gens venaient à la galerie me faire des scènes en disant « ce ne sont que des photos ! » Cela a duré… Et, cela dure encore. Seules deux personnes m’ont vraiment encouragée dans ma démarche, Jean-Philippe Charbonnier et Ralph Gibson (grand photographe né à Los Angeles dans les années 40 ndlr) un jeune photographe américain qui avait déjà pris sur lui de ne plus travailler pour des commandes et de s’exprimer comme un auteur. Il éditait des livres uniquement consacrés aux images, sans texte pour montrer que la photographie était une écriture en soi, un langage. J’étais très naïve, je l’ai fait dans l’inconscience, mais j’étais sûre que ça allait marcher.
Comme vos cartes postales « Les chefs-d’œuvre de la photographie » qui avaient reçu un franc succès avant même l’ouverture de la galerie. Vous pouvez nous raconter cette aventure ?
Ce fut mon premier geste « militant ». J’en ai eu l’idée en regardant autour de moi. Dans les années 70, il s’agissait beaucoup de mettre l’art dans la rue. De ne pas le garder pour une élite… Je m’étais dit que si je choisissais de très bonnes photographies, très bien imprimées en héliogravure sur un support populaire comme la carte postale cela allait dans ce sens. Je les vendais dans les librairies, les tabacs, 1 franc. J’ai édité cinquante cartes différentes, des photographies d’Edouard Boubat, Doisneau, Man Ray… Tous ont accepté facilement. Je les ai tirées à 10000 exemplaires, ce qui était énorme. Et les ai réimprimées pour certaines trois ou quatre fois. J’essayais de trouver des images que l’on pouvait envoyer et qui pouvait interférer ou contrefaire légèrement ce que l’on y écrivait au dos.
Comment rencontrez-vous ensuite André Kertesz ?
Je l’ai connu en feuilletant un portfolio de lui dans un vieux numéro du magazine allemand DU, j’avais été complètement subjuguée par sa photographie Satiric Dancer. A la deuxième série de carte postale, j’ai fini par trouver son adresse, difficilement car il vivait à New York depuis 1936. je lui ai écrit pour lui proposer de faire une carte postale avec moi. Il a accepté. En 1975, par la suite, il a été invité aux Rencontres d’Arles. Il m’avait écrit « j’espère vous y rencontrer ». C’est là que je l’ai vu en chair et en os pour la première fois. Nous sommes devenus amis avec lui et sa femme Elizabeth tout de suite. Il a accepté de faire la deuxième exposition à la galerie. C’est quelqu’un qui est resté présent dans ma vie, même bien après sa disparition. Il venait souvent s’asseoir là (Agathe Gaillard désigne un fauteuil près de son bureau). Il me disait « je suis votre grand père et vous êtes ma maman ». Après sa donation, il habitait un appartement au-dessus de la galerie. Je lui achetais ses céréales, son jus d’orange. C’était une amitié très forte et très facile, malgré la différence d’âge.
En seulement huit ans d’expérience de galeriste, vous réussissez à rassembler Henri Cartier-Bresson, Boubat, Doisneau dans cette fameuse exposition de 1983 à Buenos Aires Les Chefs-d’œuvre de la photographie française, comment y êtes-vous parvenue ?
J’avais rencontré deux femmes photographes Cristina Orive et Sara Facio qui habitaient à Buenos Aires et qui étaient venues me voir parce qu’elles avaient pris connaissance de mes cartes postales dans un magasin. Elles avaient eu l’idée de faire la même chose en Amérique latine. Très vite, nous sommes devenues amies. Elles m’ont demandé de venir présenter une exposition sur les chefs-d’œuvre de la photographie française. On me déconseilla alors de le faire, c’était encore l’époque de la dictature et des généraux, moi je n’ai pas hésité une seule seconde. j’ai demandé aux photographes, William Klein, Henri Cartier-Bresson, Boubat et Doisneau de me confier des photos. Ils ont tout de suite accepté. Quelqu’un les a pris dans une grande valise, les a emportées à Buenos Aires sans assurance ni rien… Les choses se faisaient dans la facilité et dans l’amitié entre photographes.
Vous avez assisté à la transformation du quartier du marais à Paris qui peu à peu s’est peuplé de galeries… De quel oeil avez-vous vu cela ?
D’un très bon oeil, me disant que je ne m’étais pas trompée en m’installant là… Toutes les galeries étaient rive gauche et tout d’un coup on a vu l’installation de galeries rive droite. C’est évidemment lié à l’ouverture du Centre Pompidou en 1977. Ce fut un moment très fort pour le monde des galeries. Je me sentais moins seule dans mon initiative. Lorsque nous fûmes enfin plusieurs, cela prouva que la photographie existait pleinement.
Vous devenez la présidente de l’APO, quel est votre rôle dans cette aventure ?
C’est Pierre Cornette de Saint-Cyr, le commissaire-priseur, qui a tout de suite compris tout de la photographie et a fait en sorte de nous réunir pour créer cette association pour la défense et la promotion de la photographie originale. On a tout de suite rédigé un texte, une description des usages pour éclairer les collectionneurs. C’est Pierre qui nous a ouvert les portes de la FIAC. On était tous ensemble dans un petit couloir mais on était très contents. Puis il a organisé avec Alain Paviot et moi la première vente aux enchères de la photographie. Cet homme a joué un rôle très important de fédérateur et de passeur pour la photographie.
Viendra votre rencontre avec Hervé Guibert…
La première fois que je l’ai vu, il venait de rentrer au Monde . Il était venu dans ma galerie pour écrire un article sur une de mes expositions. Il avait 21 ans. J’ai vu un très beau jeune homme qui prenait des notes, il s’est assis à votre place. Je n’ai su qu’après coup que c’était lui, qui il était. Et puis, à force nous sommes devenus amis. Il était très timide… Nous fûmes très proches et très fidèles en amitié. Je l’ai rencontré petit jeune homme inconnu et je l’ai vu en quinze ans devenir la star qu’il fut et est encore.
Vous avez avant et après sa mort joué un rôle important pour la connaissance puis la reconnaissance de son travail photographique.
Oui, c’est vrai. Car les critiques fusaient à son encontre. On entendait souvent que l’on ne pouvait pas être à la fois photographe et critique. Lui, le fut. Il y avait beaucoup de résistance à son égard. Et puis ce garçon était trop beau, tout marchait trop bien. Les gens étaient, je crois, très jaloux de lui. Après sa mort, Christine Guibert qu’il avait épousé avant de mourir fit en sorte que son œuvre littéraire soit reconnue. J’ai fait de même pour ses photographies. J’avais l’impression d’avoir un rôle à jouer dans la connaissance que l’on pouvait avoir de sa photo. J’ai organisé beaucoup d’expositions dans le monde de Guibert. Maintenant il est presque aussi connu pour sa photographie que pour ses livres, mais cela a pris du temps… Il n’est pas démodé, il a toujours eu un public de jeunes gens qui s’est renouvelé et a été l’incarnation de la jeunesse. La jeunesse brillante qui se met en danger.
Après toutes ces luttes, d’abord pour la reconnaissance du médium photographique puis pour la connaissance de nombreux photographes, pourquoi fermez-vous aujourd’hui vos portes, Agathe Gaillard ?
J’ai fait le tour de ce métier. Je veux qu’il y ait une vie après la galerie. Je n’ai pas envie de vieillir ici. J’ai vécu beaucoup de choses, maintenant cela risquerait de se répéter. Le monde a changé, j’ai accompli ma tâche, l’avenir appartient aux gens plus jeunes je pense. Ma génération s’est fait le monde qu’elle a voulu. J’ai l’impression que l’avenir ne me regarde plus… Je vais pouvoir être plus libre à présent. Je laisse le travail de galeriste à d’autres. La galerie Agathe Gaillard ferme bien ses portes… Et je ne suis pas triste.
Mémoires d’une galerie, d’Agathe Gaillard, 176 pages, éditions Gallimard.