Desk Set au CAC Brétigny — Entretien avec Céline Poulin, directrice
Quatre artistes, quatre femmes — Madison Bycroft, Marvin Gaye Chetwynd, Kelly Jazvac et Ayoung Kim — composent la nouvelle exposition proposée par Céline Poulin au CAC Brétigny, Desk Set. Commissaire et directrice du centre d’art depuis bientôt deux ans, celle-ci revient avec nous sur ce projet pluridisciplinaire où art, science-fiction et technologie se rencontrent dans une démarche résolument tournée vers l’avenir.
Matthieu Jacquet : Le titre de votre exposition « Desk Set » est tiré du film éponyme de Walter Lang, sorti en 1957, mettant en scène quatre femmes, comme dans votre exposition, face à l’arrivée d’une machine qui menace leur métier. Pourquoi ce film constitue-t-il le fil rouge et l’inspiration majeure de votre exposition ? Le choix de ces quatre artistes est-il antérieur ou postérieur à l’origine du projet ?
« Desk Set », CAC Brétigny du 10 février au 28 avril 2018. En savoir plus Céline Poulin : Ce film regroupe quatre femmes, dont Katharine Hepburn, l’héroïne du film. Elles travaillent dans un bureau, où leur rôle consiste à répondre à des questions très variées au téléphone, allant de la taille de la Terre aux chants de Noël favoris des Américains. Leur bureau est comme une grande bibliothèque entourée de livres, et les « appelants » leur posent toutes les questions que l’on pose aujourd’hui à Google. Le personnage joué par Spencer Tracy vient installer une machine dans ce bureau et les quatre femmes craignent que cette machine ne les remplace. La morale de l’histoire est finalement que ces femmes et la machine sont complémentaires car cette dernière n’arrive pas à traiter aussi rapidement certaines données que ces femmes qui investissent leur expérience, leur sensibilité et leurs émotions. Le film date de 1957, au moment de la création du premier modem mais bien avant que le grand public ait connaissance de l’Internet : à l’époque, c’est donc une légère science-fiction.Quand j’ai vu ce film, j’étais en train de travailler sur un projet d’exposition qui regroupait des artistes autour de l’art comme espace de transmission et de production de savoir, impliquant un savoir non-scientifique et marqué par l’émotion. J’ai donc immédiatement établi le rapprochement entre ce film et mon projet. C’est en lien avec ce film que j’ai limité mon exposition à quatre artistes femmes, jouant le rôle en quelque sorte des quatre personnages du film.
Par ailleurs, je suis en discussion depuis longtemps avec Ayoung Kim sur le film qu’elle montre dans l’exposition et que j’avais déjà décidé de co-produire, je savais donc dès le départ qu’elle ferait partie du projet. Il y avait également plusieurs artistes dont je souhaitais montrer le travail. J’avais une idée assez large, et ce sont vraiment ces quatre artistes et leur travail qui ont précisé le sujet de l’exposition.
Les artistes présentées sont toutes assez jeunes, entre 31 et 45 ans. Était-il important pour vous de faire appel à des générations qui ont grandi en plein cœur d’une révolution technologique majeure avec la démocratisation d’Internet ?
En réalité, je ne me suis pas vraiment posé cette question de l’âge dans mon choix des artistes. Par contre, ce qui est intéressant, c’est que, selon les artistes, l’exposition présente différentes méthodes de travail. Marvin Gaye Chetwynd, qui est la plus âgée des quatre (45 ans), travaille à partir de livres et d’images qu’elle en extrait, tandis qu’Ayoung Kim travaille davantage à partir d’Internet. Cette idée du collage comme source de savoir, marquée par une certaine intuition, a été très mise en avant avec Internet, mais préexiste à sa création. Du reste, même la plus jeune, Madison Bycroft, ces artistes ne représentent pas pour autant la génération post-internet.
Depuis quelques temps, nous observons une volonté parfois très clairement assumée de vouloir remettre les femmes au premier plan de l’histoire de l’art, histoire dont elles ont été quasiment absentes pendant des siècles. Outre l’inspiration du film, votre sélection de quatre artistes exclusivement féminines s’aligne-t-elle sur cet engagement ?
J’ai souvent entendu, alors que l’on les interrogeait sur l’absence de femmes dans leurs expositions, des commissaires répondre : « J’ai cherché du côté des femmes, mais les artistes qui m’intéressaient étaient uniquement masculins ». Chez moi, c’est le contraire : depuis que je travaille à la programmation du CAC, il y a beaucoup plus d’artistes femmes que d’artistes hommes. Sur la saison 2017/2018, à l’exception d’Adrien Guillet, Florian Sumi et Sébastien Rémy, je n’ai effectivement présenté que des femmes ! Cela n’est pas un statement mais vient simplement du fait qu’une majorité des artistes que j’ai envie de montrer, et dont j’estime le travail, sont des femmes. Cela ne m’empêche pas d’être féministe et de présenter également des artistes plus engagées : j’ai montré récemment une artiste féministe, Esther Ferrer et à la rentrée 2018 je montrerai le travail de Núria Güelll, qui travaille également des questions féministes.
Ainsi, les quatre artistes présentées apparaissent-elles, sans être physiquement présentes, comme les quatre protagonistes mais également autrices de votre narration. Intégrer ces artistes de façon si claire à votre projet serait-il pour vous une manière de dépasser l’objet de la création pour renvoyer à la créatrice même, comme une volonté de transcender la technologie pour revenir à l’humain ?
Je me suis posé la question, de savoir si mon exposition relevait davantage d’une focalisation sur les artistes que sur les œuvres elles-mêmes. Je pense que cette interrogation renvoie à la question de l’acte créateur. Par exemple, dans sa démarche, Kelly Jazvac rencontre une scientifique et produit un film à partir de cette rencontre : le résultat se situe entre le documentaire et la vidéo, et parle de la contamination des humains vers d’autres planètes. La vidéo d’Ayoung Kim évoque la façon dont les humains gèrent leurs migrations géologiques, humaines et numériques (migrations de données). Madison Bycroft s’interroge sur notre place en tant qu’être humain, et particulièrement en tant que femmes dans la construction de notre identité. A chaque fois donc, l’artiste est à la fois créateur d’une œuvre mais aussi d’un sens, et d’un positionnement en tant qu’humain dans une sphère plus globale, ce que ces quatre artistes montrent bien dans l’exposition. L’humain est également créateur en tant que créateur de technologie, que celle-ci soit numérique, analogique… Il crée ses propres outils.
Le projet du CAC Brétigny est aussi de poser la question de l’usage d’un espace, et de comment les artistes influent sur nos façons d’évoluer dans cet espace. Ces questions étaient d’ailleurs très présentes dans l’exposition de Valentine Schlegel et Hélène Bertin en septembre dernier. Dans le cadre de “Desk Set”, nous avons invité une jeune artiste, Alexia Foubert, à concevoir un atelier pour les enfants et à l’animer tous les mercredis : la présence de l’artiste se trouve donc à tous les niveaux dans notre centre d’art, jusqu’à la communication ! Notre communication graphique est un projet artistique à part entière : dans le cadre d’une résidence artistique au CAC, Charles Mazé et Coline Sunier ont créé une vingtaine de visuels différents pour l’exposition qui forment un rébus sur le texte de mon exposition. Ils se sont inspirés des dessins recueillis dans des archives du Mundaneum à Bruxelles, surnommé aujourd’hui le « Google de papier ». Il s’agit donc un vrai projet de recherche également pour ces graphistes.
On note également parmi les quatre artistes présentées une grande pluralité des médiums, entre vidéo, sculpture, installation, performance, peinture… Dans le cadre de votre exposition, que traduit cette transversalité, elle-même au cœur de l’art contemporain depuis des décennies ?
Dans cette exposition sont effectivement présentés de la vidéo, de l’installation, de la peinture, du collage, de la sculpture et du ready-made. J’essaie de montrer la diversité de l’art contemporain, c’est pourquoi chacune de mes expositions est très différente de la précédente : le mois dernier, l’exposition d’Angélique Buisson était véritablement une exposition autour de l’archive, celle d’avant était à la fois très vivante et très muséale… Les esthétiques peuvent être très différentes, mais la question de la transversalité est toujours présente.
Du fait que ces quatre artistes travaillent toujours en relation avec d’autres domaines — Kelly Jazvac travaille avec des chimistes et des astrologues, Madison Bycroft travaille avec des écrivains, Marvin Gaye Chetwynd croise toujours d’autres champs que le sien —, nous sommes inévitablement dans une tentative d’ « extradisciplinarité », pour reprendre le terme de Brian Holmes.
Comme en atteste l’exposition, les artistes sont, d’une certaine manière, des vecteurs essentiels d’information et de connaissance. Devant le rôle prédominant que joue aujourd’hui Internet dans l’information, l’art serait-il le dernier moyen de surprendre, d’émouvoir mais aussi de transmettre autrement ?
L’art reste un moyen, mais je pense qu’Internet peut nous apporter de nombreuses choses très importantes dont on ne soupçonne pas toujours l’existence. La co-construction du savoir, comme Wikipédia en est l’exemple, est fort intéressante, puisque l’on y pratique une forme de démocratisation du savoir. Je ne vois donc pas du tout l’art comme le dernier bastion de résistance, je pense qu’il en existe d’autres. Beaucoup de jeunes activistes travaillent en utilisant Internet, par exemple. Au CAC, nous essayons d’offrir au public une expérience assez totale, qui fonctionne en ce que l’on prend en compte toutes les dimensions du lieu. Je crois fondamentalement à la puissance politique et de transmission de l’art, mais je ne pense pas pour autant qu’il soit le moyen exclusif d’approcher le monde différemment. C’est d’ailleurs en cela que la transversalité avec d’autres disciplines me semble importante.
L’exposition se prolonge avec un projet au Théâtre Brétigny de deux artistes françaises, Charlotte Houette et Céline Drouin-Laroche, autour d’une thématique fort parlante : « La femme est l’avenir de l’homme ». Ce leitmotiv, explicitement féministe résonne avec des préoccupations très actuelles. La vague de médiatisation récente et massive des idées féministes ces derniers temps, ainsi que la libération de la parole et de l’action des femmes constitueraient-elles une ouverture vers de nouvelles manières de penser l’avenir ?
Pour chaque cycle thématique du Théâtre je propose à un artiste dont le travail résonne avec le sujet d’occuper les espaces d’accueil du Théâtre avec une production spécifique. Et il s’avère le sujet était justement en lien avec Desk Set. Céline Drouin-Laroche et Charlotte Houette sont très influencées par la science-fiction féministe, qui montrait à travers des dystopies comment la place de la femme et de son désir était importante d’un point de vue politique. Je pense que l’on a encore énormément de travail à faire sur la question du désir féminin, afin que celui-ci puisse avoir une vraie place, puisse être dit : en parler fait encore très peur, aux hommes comme aux femmes. Je pense que c’est là aussi ce que souhaite montrer Sophie Mugnier, la directrice du Théâtre Brétigny, en choisissant cette thématique. Aujourd’hui, après tout ce qui a pu se faire et se dire récemment, mon souhait est que l’on ne puisse plus qu’aller de l’avant.
Nous avons réfléchi au projet d’exposition bien avant tout ce qui a pu se passer depuis septembre, depuis cette libération de la parole des femmes. Comme je l’ai dit, ces artistes, avant d’être des femmes, sont avant tout des artistes que je veux montrer : je crois que c’est là une manière de montrer que la bataille est presque gagnée. Je ne choisis pas des artistes femmes pour répondre à un quota, mais avant tout parce qu’elles m’intéressent et sont visionnaires.
Nous avons d’ailleurs également sollicité une autre jeune artiste, Clara Pacotte, qui travaille parallèlement avec Charlotte Houette sur un projet de recherche féministe : elles vont réaliser un cours le 6 avril au CAC, dans le cadre de « Desk Set », sur la science-fiction afro-féministe, qui établit ce lien entre le féminisme et l’émancipation d’une culture hétéronormée et blanche. On pourra y découvrir le livre de Joanna Russ, To Write Like A Woman: Essays In Feminism And Science Fiction, et le travail de la jeune artiste Josèfa Ntjam.