Entretien — Michel Aubry
Alors qu’Alexandre Lavrentiev continue à montrer en Russie et ailleurs le travail de son grand-père Alexandre Rodtchenko, Michel Aubry nourrit depuis de nombreuses années la même admiration, en le rejouant ou le réinterprétant. Au Crédac, il montre également une nouvelle production dédiée à l’architecte Konstantin Melnikov et revient dans cette interview sur son obsession non résolue envers la figure d’Erich von Stroheim…
Marie Maertens : Pour votre exposition au Crédac, The Searchers, vous réinterprétez le Club Ouvrier d’Alexander Rodtchenko et le Kiosque de Konstantin Melnikov, présentés par l’Union Soviétique à l’Exposition des Arts Décoratifs de Paris en 1925. Vous avez aussi réalisé le film Rodtchenko à Paris. Que représentent cette période et ces artistes, aujourd’hui, en 2013 ? Témoignez-vous d’un intérêt politique, historique, le regret d’une forme d’utopie ou est-ce purement formel ?
Michel Aubry — The Searchers @ Le Crédac, Centre d’art contemporain d’Ivry from September 20 to December 15, 2013. Learn more Michel Aubry : Je ne suis pas du tout attiré par un discours formel ou une adaptation néo-géo du constructivisme. Mon travail porte plutôt sur une manière de rejouer certains moments de l’histoire et de les réintégrer dans ces films que j’ai appelés les « répliqûres » où des personnages se remettent dans la peau de grands acteurs pour rejouer des scènes à l’identique. J’ai inventé ce mot de « répliqûre » qui n’est pas un remake, mais se situe davantage dans l’ordre de l’intime en tentant de pénétrer dans le film et d’en redire tous les mots sans avoir le texte. Si les acteurs ont buté sur un mot, il faut trébucher de même, tandis que le chef opérateur est obligé de copier les mouvements de caméra. Quant à refaire ces bâtiments, je les rejoue pour ma part, non pas à la manière d’un historien d’art, mais comme un interprète pour les faire rentrer dans des films de fiction et surtout les « pratiquer ».Le Club Ouvrier était d’ailleurs dans de précédentes expositions mis à disposition du public…
Oui et mis en musique également. De rebâtir ces éléments permet de les repenser au niveau même de leur construction. D’ailleurs en 1925, pour cette exposition, Rodtchenko et Melnikov étaient les deux seuls à avoir pu quitter l’URSS et se sont retrouvés à devoir tout gérer. Cela a dû être un grand bazar, que l’on pourrait comparer à une biennale d’aujourd’hui. Il leur fallait être partout à la fois, adapter les œuvres et les accrochages… ce que Rodtchenko raconte très bien dans son journal. Dans les conditions de mes propres expositions, je remets ces meubles à l’épreuve des montages, même passés, et j’essaie de retrouver les problèmes constructifs qu’ils avaient alors posés. C’est ce que j’appelle la mise en pratique des objets.
Mais ce contexte particulier de l’exposition de 1925 est évidemment lié à la situation politique de la Russie et au communisme. Cela vous intéresse en tant que sujet ou pas tant que cela ?
Totalement, car autant la partie formelle du constructivisme m’interpelle moins, à l’inverse de certains artistes qui s’emparent de ces formes abstraites pour les rejouer, autant j’utilise ces objets pour leurs fonctionnalités. Une chaise reste une chaise et un présentoir d’affiche aussi. Les tribunes servaient pour les discours et l’écran de cinéma pour montrer les films de Dziga Vertov, donc la politique ne peut être dissociée de la fonction. Quand on pense au théâtre constructiviste ou à l’homme biomécanique, ces éléments étaient le chant du signe du constructivisme. Pourtant l’URSS n’a pas mis en pratique ce que l’on pourrait considérer comme des utopies et ces objets se sont retrouvés dans une pratique d’exposition de foire internationale. Or le projet de départ était bien de faire rentrer dans la vie courante des soviétiques ces objets ainsi que les vêtements que j’ai également reconstitués.
Quand vous recréez des vêtements, est-ce pour englober un ensemble ou nourrissez-vous également, à la suite de vos études aux Arts Décoratifs de Strasbourg, un attachement à la notion du savoir-faire ?
Le vêtement est ce que j’appelle l’élément « stroheimien », du réalisateur et acteur Erich von Stroheim qui dans La Grande Illusion, de Jean Renoir symbolise le basculement de l’ancien monde et de l’aristocratie avec l’avènement de la Première Guerre mondiale. Basculement qui a aussi donné la Révolution de 1917 et cet apport des constructivistes dans le monde politique et le domaine des formes, jusqu’aux vêtements. Les habits de l’homme bourgeois devaient céder face à ceux de l’homme nouveau, dessinés par des artistes. D’autres mouvements, comme les Futuristes italiens, se sont aussi beaucoup intéressés à la manière dont un artiste pouvait constituer sa propre garde-robe. C’est cette partie de l’histoire qui me passionne et cette prise de conscience de certains cinéastes comme Renoir ou Stroheim du passage d’un monde à un autre.
Mais dans vos expositions, vous entraînez volontairement une confusion entre ceux que vous chinez, comme les vêtements de hussard, et ceux que vous fabriquez…
Il existe une anecdote selon laquelle Jean Renoir aurait voulu que Jean Gabin, dans La Grande Illusion, porte la veste avec laquelle il avait lui-même combattu durant la Première Guerre mondiale. C’est une légende inventée pour que le personnage de Jean Renoir devienne celui de Jean Gabin mais ces anecdotes cinématographiques sont intéressantes dans ce basculement entre le faux, le vrai et la réplique. Le cinéma ne s’empare jamais de vrais costumes, sauf dans la folie stroheimienne et cette idée d’un naturalisme tel que les acteurs doivent en porter et que les armoires doivent être remplies d’argenterie par exemple… C’est le pendant exact de ce que j’ai fait avec les costumes de La Loge des Fratellini. J’ai retaillé et retravaillé, tout en conservant les insignes, ces vêtements qui ont fait la Première Guerre mondiale. Je m’en suis servi pour jouer dans les « répliqûres », puis ces accessoires sont allés dans La Loge, présentée au Crédac et que j’avais également montrée à la dernière biennale de São Paulo, pour laquelle j’ai fait défiler des mannequins avec ces vêtements.
Le Brésil est d’ailleurs un pays en plein changement…
Oui, qui bascule… Et c’est aussi ce qui a conforté le choix de Luis Pérez-Oramas, le directeur de la biennale, qui travaillait sur ce sujet. D’ailleurs São Paulo devient une capitale de la mode avec sa Fashion week. La Loge des Fratellini a donc été utilisée pour préparer les mannequins et a revêtu une vraie fonction.
Mais alors, pour paraphraser l’un de vos personnages dans l’une des « répliqûres », pensez-vous que « l’œuvre d’art ne sert à rien » ?
Cette phrase est issue d’un texte de Jacques Prévert dont les dialogues sont vraiment savoureux. Cette question me touche énormément car on est ici face à des objets qui sont muets, non parce qu’ils ont disparu, mais parce qu’ils n’ont eu qu’une vie d’exposition. Alors qu’ils étaient censés faire partie du quotidien des soviétiques, ils n’ont existé presque qu’en tant que décor de cinéma.
Le Pavillon de l’URSS, conçu par Melnikov, est ici produit spécialement pour l’exposition…
C’est un projet qui est devenu un emblème de ce que l’architecture constructiviste pouvait proposer. A l’époque, il est passé un peu inaperçu, bien que certains architectes comme Le Corbusier l’aient vu et se soient dit : quelque chose est en marche. Pour de nombreuses raisons, notamment économiques, ce Pavillon a dû être fabriqué en France et être redimensionné, non en taille, mais en coût. Alors qu’il aurait dû être d’acier, de verre et de matériaux les plus contemporains, il s’est retrouvé matérialisé en une grange de poutre de sapin. La charpente en bois est d’ailleurs plus symbolique de l’ancien monde et de l’avant-guerre de 14 quand ces nouveaux matériaux existaient déjà comme en témoigne le Crédac, ancienne usine fabriquée avant l’exposition de 1925 dans laquelle on trouve déjà la brique et l’acier.
Oui, votre exposition résonne particulièrement dans ce lieu situé aussi dans une municipalité communiste…
Ce colle tout à fait ! Mais cette idée de reprendre le moment où ça coince m’obsède depuis bien longtemps. Je voudrais d’ailleurs un jour construire ce Pavillon sur un terrain, mais pour cette exposition, je suis parti sur une maquette à un dixième entièrement mis en musique. C’est-à-dire que tous les poteaux verticaux sont remplacés par des roseaux, en canne de Sardaigne, qui émettent un son particulier dépendant de leur hauteur. C’est aussi de mes études d’où découlent cette culture du mobilier et de la fonctionnalité et les solutions pour les mettre en musique. La perception proche de l’archaïsme que l’on peut en avoir, notamment avec cette musique sarde, ne me dérange pas du tout. Mon travail se situe bien à un moment où quelque chose se passe entre cet archaïsme, ces savoir-faire et toutes les volontés de changement et de radicalisme.
Avec les films que vous reprenez, comme Le Corbeau (1943), La Grande Illusion (1937) ou Les Disparus de Saint-Agil (1938), ne nourrissez-vous pas malgré tout une fascination esthétique pour la guerre ?
Tourné durant l’Occupation, Le Corbeau a d’ailleurs posé des problème au réalisateur Henri-Georges Clouzot à la fin de la guerre. Mais c’est davantage la figure de Erich von Stroheim qui m’interpelle. Sa vie même était une grande illusion, car il a apporté son monde et son échec de réalisateur à Hollywood où il n’était plus qu’acteur. C’était un faussaire total qui s’est inventé une biographie d’officier prussien, une noblesse et avait réussi à persuader jusqu’à très récemment qu’il avait participé au monde des Habsbourg. Dans La Grande Illusion apparaît la minerve qu’il va conserver toute sa vie et n’est qu’une manipulation supplémentaire… L’histoire de ce film est aussi fabuleuse car le Haut-Kœnigsbourg est quand même le château que voulait récupérer Guillaume II pour promouvoir la germanité de l’Alsace. Il souhaitait que cette ruine redevienne le château des Habsbourg et la guerre est arrivée. Donc une fois de plus, le monde a basculé ! Nous avons même projeté dans ce château la « répliqûre » de La Grande Illusion, qui est montrée tous les étés. Pour moi, tout s’y retrouve : le monde stroheimien, la question de la lutte des classes, la Première Guerre mondiale, puis le titre « La Grande Illusion »…
D’ailleurs, votre travail porte sur la désillusion et la perte, qu’elle soit de l’utopie, du temps, de l’argent car vous avez aussi réalisé des œuvres sur la dilapidation de la fortune… Est-ce de la nostalgie ?
J’ai travaillé sur le jeu pour Le Salon de musique dans lequel tout disparaît, juste pour qu’une danseuse vienne une soirée. Mais je ne sais pas si c’est couplé avec de la nostalgie. Je ne saurais pas répondre à cette question, même si ce moment de la perte est crucial pour moi.
A voir également : Michel Aubry, du 25 octobre 2013 au 14 décembre 2013 à la galerie Eva Meyer, Paris Decorum du 11 octobre au 9 février 2014 au musée d’Art moderne de la ville de Paris