Entretien — Taro Izumi
Taro Izumi greffe sur le vivant un art dépassant les dualismes de l’ouvert et du fermé, de la fiction et du réel. Foisonnants délires, dont la peinture et la vidéo cernent les entrailles, macrocosmes qu’elles saisissent dans toute leur fantaisie, et dont elles découvrent la mobilité en même temps qu’une compénétration intime d’énergies. À découvrir, jusqu’au 9 mars, à la galerie Vallois.
Paloma Blanchet-Hidalgo : Dans vos œuvres, l’alliance de la technologie et du corps perçu comme un ensemble de systèmes esquisse de nouveaux espaces sensoriels.
« Taro Izumi, La Source des Rides », Galerie G-P & N Vallois du 25 janvier au 16 mars 2013. En savoir plus Taro Izumi : Prenons l’exemple de Telescope . Sans jamais regarder la toile, je peins un tableau à travers l’espace dessiné par des corps ; les formes sont tracées de manière aléatoire, à l’aide d’un moniteur vidéo. J’éprouve alors la sensation, récurrente dans toutes mes vidéos, de toucher l’objet. J’utilise mon corps comme un médium, au même titre que le pigment ou le bois, et je le contrôle à distance. Selon moi, c’est la dimension concrète qui donne au travail sa force, sans qu’il soit nécessaire de s’attarder sur le concept.En quoi la vidéo touche-t-elle selon vous « les organes internes du monde ? »
La vidéo est en quelque sorte un zombie ; intégrée à mes installations, elle permet de visualiser une énergie cinétique, d’observer à la fois un état et un processus. Elle répète un même mouvement, poursuit inlassablement des actions passées pour les immortaliser, au contraire de la peinture, que je perçois comme un cadavre. Faire apparaître simultanément plusieurs actions suscite un effet d’étrangeté. Dans d’autres vidéos, je tente plutôt de rendre abstrait le réel. C’est le cas de White Bear : une pierre lancée dans l’eau y éclabousse un dessin, révélant un effacement progressif, une dilution du trait.
Dans Curos Cave vous gribouillez un écran de télévision en réponse au changement d’images du programme. Peut-on y voir une forme inédite d’ action painting?
Curos Cave est en quelque sorte un dispositif de dessin permettant de suivre le mouvement d’émissions télévisées. Les formes, dont l’apparition obéit à des règles bien définies, composent des paysages qui se transforment et se développent de façon aléatoire. Je fais partie intégrante d’un système et n’interviens pas en tant qu’exécutant.
Vous déclarez : « Une force invisible se meut en permanence sous la terre […] Par des processus créatifs il est possible d’expérimenter cette instabilité et de rendre visible l’invisible ». Une logique taoïste ?
Le taoïsme, tout comme le bouddhisme, n’a pas d’influence directe sur mon travail. Ce qui m’intrigue davantage est le processus qui est à l’origine de ces philosophies. Non pas tant la figure taoïste de l’ermite que le cheminement qui conduit à le devenir. En l’occurrence, l’installation Diagonal Harvest, présentée à la galerie Vallois, relève un impossible défi : immobiliser des « éléments d’un monde en mouvement » qui, s’ils paraissent statiques, ne peuvent cependant conserver pour toujours cet état. Tables, chaises et étagères sont ici entremêlées dans leur chute et maintenues en position précaire par de petits personnages en bois.
En découle une tension entre l’objet et sa transmutation dynamique…
L’objet quotidien, comme souvent chez moi, s’impose comme matériau privilégié. Détourné de sa fonction, il devient objet d’art ; nous évoluons, de fait, dans un monde où toutes les valeurs peuvent aisément être renversées.
Vos mises en scène, à l’instar de The Cultivation of a Shoe Bottom, sont aussi ludiques qu’absurdes. Quel investissement imaginaire autour de la condition de joueur ? Dissimule-t-il une critique sociale ?
Là encore, ce qui importe dans le jeu n’est pas sa finalité mais l’expérience d’un processus. Il en va de même dans mon travail ; la règle du jeu y met en évidence une tension entre liberté et contrainte. Les concepts et les lois, aussi précis soient-ils, n’empêchent pas une expérimentation, source d’étonnement et de possibles, ainsi qu’une pluralité d’interprétations. Ce questionnement autour de la liberté de représentation fait en effet écho à une expérience sociétale : il peut « métaphoriser » ma soif d’indépendance, confrontée aux normes de la société nipponne.
Les choses ne surgissent-elles jamais qu’en-deçà de toute intentionalité, comme pourrait le laisser penser votre projet Llama?
J’essaie aujourd’hui de concevoir mes installations comme des dispositifs d’étude et d’observation. Douées d’une certaine beauté mécanique, elles peuvent être appréhendées à titre expérimental ; les pièces se font alors chimères à travers les différents procédés mis en œuvre.
À la fin des années 1980, les artistes japonais semblaient encore soumis à une certaine tradition picturale. Votre pratique est-elle tout à fait affranchie d’un tel ancrage, tout comme d’une dialectique Orient/Occident, qui a longtemps prévalu ?
Les artistes contemporains japonais jouent stratégiquement de leurs particularités nationales. Mais la nouvelle génération à laquelle j’appartiens, sans chercher à renier ces spécificités, n’éprouve simplement pas le besoin de s’y référer.
Une récente exposition australienne avait pour titre Alternating Currents — Japanese Art After March 2011. Vous y présentiez Brave Yawn (2011), installation chaotique proche de Diagonal Harvest…
L’idée de Brave Yawn m’est venue avant le séisme. Celui-ci a néanmoins changé ma perception de l’installation ; c’est cette modification qui m’intéresse. Après les évènements, les Japonais ont dû faire face à des doutes qui étaient auparavant inconcevables, les avis officiels étant souvent très éloignés de la vérité. Il m’a paru dès lors particulièrement important d’analyser la situation sous divers points de vue. Si le tremblement de terre a bel et bien influencé certains de mes travaux, je ne cherche cependant pas à en faire un symbole national, comme peuvent l’être aujourd’hui les manga ou la bombe atomique ; je trouve à la fois ridicule et gênant que le séisme ou les centrales nucléaires puissent aujourd’hui participer de stratégies identitaires.
Quel regard portez-vous sur la scène artistique nipponne ? Pour la promouvoir, Art Fair Tokyo, G-Tokyo et Roppongi Crossing ont été lancées respectivement en 1992, 1998, et 2004. Mais le Hara Museum of Contemporary Art de Hiroshima et le Mori Art Museum de Tokyo restent des structures fragiles…
L’art contemporain, encore considéré comme une activité mineure au Japon, est dans une période transitoire. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de le vulgariser ; nous devrions simplement prendre l’initiative de le diffuser davantage. La place restreinte qu’on lui accorde dans mon pays résulte moins d’une méconnaissance généralisée que de l’absence de lieux d’exposition et de politique publique.
Votre prochain projet ?
Je serai en Écosse au mois de mai pour une résidence. En automne, je participerai à une exposition collective au Mori Art Museum, justement, ainsi qu’à l’Aichi Prefectural Museum of Art de Nagoya. Je prépare également d’autres expositions au Japon.
Interview réalisée avec le concours de Hanako Murakami