Interview — Paula Aisemberg, directrice de la maison rouge — L’Envol
En juin 2004, la fondation du mécène et galeriste Antoine de Galbert inaugurait la maison rouge, nouveau lieu d’exposition dans un espace de 1300m2 sur les bords du port de l’Arsenal.
Matthieu Jacquet : À partir du 16 juin, la maison rouge présentera sa dernière exposition, L’Envol, ou le rêve de voler, qui investira le lieu jusqu’à sa fermeture en octobre prochain. Comment votre choix et celui des commissaires s’est-il porté sur cette thématique pour marquer le dernier acte de votre programmation ?
Paula Aisemberg : Antoine de Galbert, Bruno Decharme, Barbara Safarova et Aline Vidal sont les quatre commissaires de cette exposition et de proches ami·e·s. Depuis plusieurs années, ils voyagent et visitent des expositions et se retrouvent régulièrement pour en discuter. Ce thème de l’envol est apparu dans leurs réflexions et conversations, c’est pourquoi ils ont eu l’idée de construire une exposition autour du rêve de voler. Du côté de l’art brut, dont Bruno Decharme et Barbara Safarova sont de grands spécialistes, de nombreux créateurs ont exploré ce thème du vol de différentes manières : en construisant des prothèses, en élaborant des machines, en s’imaginant enlevés par des extra-terrestres ou visitant l’au-delà… En regardant les artistes contemporains, les commissaires se sont rendu compte que ce thème était presque universel, tant il traverse diverses cultures : ce regard tourné le ciel et, comme Icare, cette aspiration à tenter de s’échapper de la terre ferme sont proprement humains. Ils ont donc construit l’exposition petit à petit, en associant des artistes et des œuvres à partir de plusieurs axes. Leur projet traduit un grand intérêt pas tant pour ceux qui ont réussi à s’envoler que pour ceux qui ont tenté de s’envoler mais qui n’y sont pas parvenus. On trouve donc aussi la question de la faillite et de l’échec dans les œuvres de l’exposition. En parallèle de ce projet, je pense qu’il y avait dans l’esprit d’Antoine de Galbert l’idée que la maison rouge allait arriver à son terme : cette exposition est donc devenue pour lui la métaphore de la fermeture de ce lieu, pour s’envoler vers autre chose.
De quelle manière ce travail de co-commissariat en quatuor s’est-il articulé et mis en place autour de ce propos ?
Quand on travaille à huit mains, chacun amène les artistes et les œuvres auxquelles il ou elle croit. On les met sur la table, on en discute et tente d’établir des parallèles avec d’autres artistes ou idées, et petit à petit des thèmes surgissent : par exemple, la lévitation, les anges, les chimères, les esprits… Une fois que l’on a trouvé ces thèmes, il faut réfléchir à la manière de les répartir dans l’espace. Pour cela, nous avons fait appel à la scénographe Zette Cazalas [du studio Zen+d Co] pour construire un parcours dans la maison rouge, qui tient compte à la fois de sa structure et de ses spécificités physiques, afin que le visiteur puisse circuler librement dans l’exposition. Nous avons beaucoup habitué notre public à des expositions assez cloisonnées en vue de construire un parcours assez dirigé, où l’on va de salle en salle ; pour « L’Envol », il s’agira plutôt d’une déambulation, d’une circulation très ouverte, comme lorsque l’on est face au ciel et qu’on l’appréhende dans tous ses états. Il n’y a pas vraiment de début ni de fin, pas de hiérarchie dans les thématiques, de sorte que chacun soit libre de construire sa propre déambulation.
L’exposition propose un corpus de 130 artistes, une sélection vaste, ambitieuse et éclectique qui croise différentes époques et domaines artistiques. Ainsi peut-on y trouver à la fois Gustav Messmer, Loïe Fuller, Salvador Dali, Dieter Appelt ou encore Rebecca Horn… Comment les commissaires ont-ils procédé en vue de rassembler et de présenter un panel aussi riche et varié ?
L’une des ambitions de départ d’Antoine de Galbert depuis la création de la maison rouge est de décloisonner, de sortir du champ parfois exclusif de l’art contemporain dans lequel il se sent trop à l’étroit. Ses centres d’intérêt sont bien plus larges, et s’étendent entre autres de l’art populaire à l’art brut : il collectionne aussi bien des œuvres de jeunes artistes que des coiffes ethnographiques comme celles dont il a récemment fait don au Musée des Confluences de Lyon, par exemple. Ces coiffes disent elles aussi quelque chose de la relation des hommes aux cieux, c’est pourquoi certaines seront présentes dans l’exposition. En partant de cette volonté de décloisonnement, on s’ouvre alors nécessairement à différentes régions du monde et à différentes époques, tout en gardant à l’idée que nous avons 1300m2 d’espace disponible. Nous aurions pu présenter le double d’œuvres si nous avions un espace de 3000m2, mais nous avons dû nous restreindre ! La peinture religieuse, allant de la Renaissance au XVIIIe siècle, a été écartée, mais pourrait également faire l’objet d’une exposition en lien avec cette question de l’envol. C’est la raison pour laquelle nous avons intégré deux textes à ce sujet dans le catalogue de l’exposition. Notre corpus n’est donc jamais exhaustif, il répond à des choix subjectifs et sensibles de la part de nos quatre commissaires. Certains domaines ou thématiques sont regroupés en sections, afin que le public s’y retrouve. Nous avons donc par exemple une section consacrée aux œuvres liées à la danse, comme celles de Loïe Fuller, de Merce Cunnigham ou une performance de Robert Rauschenberg, ainsi qu’une section dédiée à la danse contemporaine, mettant particulièrement en avant son caractère aérien. Il y a également une section davantage liée au sport, aux expériences sportives, avec des photographies d’Alexandre Rodtchenko ou d’autres photographes russes des années 1930 et 1960.
En juin 2004, vous inauguriez la maison rouge avec une première exposition, L’Intime, qui traitait du rapport entre le collectionneur et sa collection en mettant en scène des espaces intérieurs liés aux univers propres de chaque collectionneur. Au regard de ce premier chapitre, L’Envol serait-elle aujourd’hui la métaphore d’une ouverture de la maison rouge vers l’extérieur et vers l’avenir ?
Entre L’Intime et L’Envol se sont établis des invariants à la maison rouge. Nous sommes restés qui nous étions, car même si nous avons beaucoup appris et fait de nombreuses découvertes, nous avons conservé cette liberté de proposition qu’offrait une structure privée comme la nôtre. Il y a donc eu pendant ces quatorze années une continuité de vision dans notre programmation. Ce lieu a une subjectivité qui dépend d’Antoine de Galbert et de sa vision de l’art, qu’il a voulu partager. Concernant la fermeture, sa décision est toutefois définitive : il n’y aura plus de lieu pour exercer cette subjectivité directement sur une programmation à l’année. Antoine de Galbert a pensé un projet, il l’a mené à bout et a réussi à ce qu’il fonctionne, qu’il trouve son public et rencontre une certaine notoriété. Nous avons bénéficié d’une reconnaissance de la part de nos pairs, et avons pu faire notre place dans le paysage culturel parisien, français voire international. C’est une très belle aventure, qui aujourd’hui s’arrête, mais la fondation Antoine de Galbert va poursuivre ses activités, qui seront principalement du mécénat direct vis-à-vis des artistes et une aide aux acquisitions d’œuvres contemporaines au profit de la collection du musée des Beaux-arts de Grenoble.
Cette exposition ferait-elle également état de la volonté tenace et des capacités à la fois artistiques et scientifiques que l’humain est capable de mobiliser au service d’un rêve utopique et d’une conquête de « l’impossible » ?
En effet. Pour prolonger ce parallèle avec Antoine de Galbert, il y a chez lui la volonté de tenter des choses, et de voir comment celles-ci fonctionnent : on pourrait comprendre l’envol dans ce sens très positif de chercher l’impulsion pour aller plus haut, « vers l’infini et au-delà » ! Ce désir d’explorer des pistes imprévues, de tenter des expériences même si on échoue… Gustav Messmer, classé parmi les créateurs de l’art brut, est un artiste fantastique, il a pendant des décennies travaillé dans son atelier à l’élaboration de machines pour pouvoir voler. Il a construit des ailes à partir de bric et de broc, de sacs poubelle recyclés, il a fabriqué des engins en partant par exemple de son vélo qu’il a équipé de voiles et d’ailes, il a conçu des chaussures à ressorts pour pouvoir s’envoler… C’était un véritable ingénieur, qui sans arrêt dessinait des plans de machines qu’il espérait voir fonctionner, et jamais il n’a perdu l’espoir d’accomplir cet objectif. Face à Messmer, nous exposons aussi Panamarenko, un artiste belge contemporain qui lui aussi dédie sa vie à la conception de machines pour s’envoler.
Durant les quatorze années d’activité de La maison rouge, vous avez été celle qui en a assuré la direction. À quelques mois du baisser de rideau, avez-vous le sentiment d’avoir accompli les objectifs et ambitions que vous espériez lors de l’ouverture ce lieu ?
Je pense que nous avons même dépassé nos objectifs et nos ambitions. Quand nous avons commencé, nous disposions de ce lieu magnifique que nous devions restructurer pour en faire un espace d’exposition. En prévision des travaux, nous avions estimé une fréquentation quotidienne à environ 100 visiteurs par jour. En 2018 pour nos dernières expositions, nous avons reçu plus de 700 personnes par jour, et ces dernières années, nous avons accueilli 100 000 visiteurs par an ! Notre satisfaction est donc énorme de voir qu’un lieu nouveau, monté par la volonté d’un homme, ait réussi à trouver une place à part entre les institutions publiques et les institutions privées, qui se sont multipliées très récemment.
La direction artistique du lieu s’est affirmée par son caractère précurseur et ses prises de risques, de plus en plus rares dans les institutions culturelles françaises. Comment êtes-vous parvenu·e·s à renouveler sans cesse votre programmation, avec des propositions toujours inattendue et surprenante ?
Nous avons débuté le projet avec l’idée de régulièrement présenter des collections privées, ce que nous avons fait au moins une fois par an pendant quatorze ans en allant chercher des collectionneurs qui allaient renouveler la vision de l’art. Nous aurions pu montrer quatorze fois la même collection avec quatorze collectionneurs différents, car beaucoup de collections se ressemblent, mais nous avons cherché à chaque fois des personnalités avec une vision spécifique de l’art — cela nous a permis d’élargir le spectre de nos propositions. Si nous exposions une collection de vidéos pointues d’artistes reconnus internationalement (la collection Jean-Conrad et Isabelle Lemaître), nous présentions les années suivantes la collection d’un amateur australien avec des artistes et une vision très différente et éloignée de la précédente (la collection de David Walsh). Ces hommes et ces femmes qui ont constitué ces collections nous ont permis de nous ouvrir et de rencontrer à notre tour des artistes. C’est en marchant que l’on fabrique la route sur laquelle on poursuit son propre chemin ! Notre rencontre avec quelqu’un comme Harald Falckenberg en 2005 a été assez déterminante, car nous le trouvions très original dans ses choix, dans sa manière de présenter les œuvres… Il possédait un espace assez incroyable à Hambourg et l’avoir rencontré nous a ouvert des pistes de recherche postérieures. Cet angle de recherche du côté des collections nous a donc permis une grande ouverture, tout comme notre intérêt pour de nombreux artistes comme ceux qu’Antoine de Galbert collectionne. Cela s’est plutôt révélé dans les expositions monographiques que nous avons réalisées. Enfin, nos expositions thématiques sont le fruit du sentiment qu’il y avait des choses à faire que personne ne faisait, et qu’il nous fallait explorer ces pistes, que celles-ci soient plus techniques, sensibles, politiques… Ce qui fait notre ADN, c’est certainement d’être allés sur des terrains où d’autres ne vont pas ; ce que nous avons pu faire grâce aux moyens qu’Antoine s’est donné, grâce aussi à des partenariats avec d’autres institutions comme des musées publics : ce partenariat public-privé doit d’ailleurs être encouragé.
L’un des autres aspects qui caractérisait votre programmation était sa distance apparente avec le côté lucratif et mercantile de la création artistique. Cette fermeture vient-elle corroborer la difficulté de plus en plus prégnante de rivaliser avec les fondations des grands groupes du privé, qui détiennent aujourd’hui une grande partie du capital et du monopole de la création artistique ?
Nous sommes dans une position très particulière, nous ne jouons pas vraiment dans la même cour que ces grands groupes, c’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse parler de concurrence. Cette position très particulière nous a permis de conserver une liberté et d’entretenir une cordialité entre tous les acteurs, qu’ils soient publics ou privés. Je pense qu’il y a une place pour des structures de notre taille, qui disposent tout de même de moyens bien supérieurs à ceux des centres d’art qui existent en Île-de-France, par exemple. Mais ces moyens viennent d’une personne et si celle-ci décide qu’elle ne peut pas continuer ad vitam aeternam, c’est son choix. En l’occurrence, ce choix n’est pas uniquement une question d’argent : effectivement, la maison rouge ne pouvait pas durer éternellement, mais il y a aussi de la part d’Antoine de Galbert une envie de fonctionner autrement et de changer de cap.
Suite à la fermeture du lieu, l’activité de la Fondation Antoine de Galbert se déplacera donc principalement vers le mécénat. Cette direction artistique qui faisait l’unicité de la maison rouge sera-t-elle alors transposée vers d’autres projets : publications, expositions, événements, etc. ?
L’équipe de la maison rouge va se disperser, ses membres vont donc partir vers de nouveaux horizons. Il serait bien sûr extraordinaire que d’autres mécènes considèrent que le moment est venu pour eux de prendre une relève intellectuelle, quelle qu’elle soit, pour conserver cette place qui risque de manquer à Paris. Mais pour le moment, nous ne pouvons pas encore savoir ce qu’il en sera. La fondation Antoine de Galbert poursuivra certaines de nos activités en particulier, les publications « Lectures maison rouge », dirigées par Patricia Falguières, co-éditées avec JRP — Ringier, qui ne sont pas directement liées à nos expositions. Elle préservera aussi nos archives et la mémoire de tout ce que nous avons réalisé pendant ces quatorze années.