Prix Turner 2011 : Le passage à la maturité ?
Débarrassé, depuis quelques éditions, du doux parfum de subversion qu’il drainait à sa suite, le prestigieux Turner Prize, récompense assortie d’un pécule de 25000 Livres Sterling remise chaque année à un artiste britannique de moins de 50 ans a été décerné cette année à Martin Boyce. Pas de coup d’éclat, pas de scandale, si le prix Turner est désormais bien installé, il n’en a pas pour autant perdu son intérêt.
Véritable institution au Royaume-Uni, le prix Turner, instauré en 1984 a connu de nombreux changements et péripéties que ses organisateurs eux-mêmes, avec un délicieux flegme british, n’hésitent pas à pointer. Pragmatique, chacun de ses déboires, chacun de ses scandales n’a fait que souligner son ancrage indéniable dans le monde de l’art contemporain anglais.
Et le grand public comme les professionnels n’hésitent pas à y aller de leurs commentaires. Après une première édition chaotique, où la sélection n’était même pas limitée aux artistes (critiques, curateurs ou directeurs d’institutions pouvaient être nominés), le prix, remis à Malcolm Morley, émigré alors depuis près de trente ans aux États-Unis s’attira les foudres d’un public pour le moins sceptique. En 2002, c’est Kim Howells à la tête du ministère de la Culture, qui y alla de son commentaire, qualifiant les œuvres présentées de « mécanique froide, une connerie conceptuelle ».
De quoi conforter les instigateurs du prix, l’association Patrons of New Art dans leur choix de célébrer la mémoire de J.M.W. Turner, figure controversée à ses débuts, de la peinture anglaise. Car hors de ses déboires, le Prix Turner assure, chaque année le spectacle et continue de maintenir l’art contemporain au cœur du débat public autant qu’il assure une reconnaissance certaine à ses lauréats.
Damien Hirst, Jake et Dinos Chapman, Gillian Wearing, Douglas Gordon ou Chris Ofili, etc. c’est toute une génération d’artistes, les Young British Artists (YBA), qui a vu, avec le Prix Turner, une institution lui rendre un hommage à la hauteur de sa contribution à l’art contemporain. Et entre les requins découpés de Hirst et les paysages massacrés des frères Chapman, le public s’en est donné à cœur joie, défendant ou s’offusquant des créations pleine d’irrévérence de ces « shocking » artistes. Tracey Emin est un vibrant exemple de cette ferveur, elle qui, sans même remporter le prix, a obtenu une reconnaissance nationale avec l’installation de son propre lit, jonché de détritus aussi bien artificiels que naturels (My Bed, 1998) lors de l’exposition des nominés en 1999.
De là à savoir qui des YBA ou du prix Turner a permis à l’un ou l’autre d’obtenir une envergure internationale, la frontière est ténue. Avec un pragmatisme anglais, une fois encore, il convient de reconnaître que, dans tous les cas, le prix Turner a accompagné cet art inédit et, à défaut de le faire émerger, a contribué indiscutablement à sa démocratisation. Et par-là à donner ainsi à chacun des artistes contemporains une reconnaissance certaine du grand public anglais.
Et Jeremy Deller, lui-même lauréat du prix, ne s’y trompe pas, affirmant que ce dernier a la capacité de donner aux spectateurs le sentiment de ne pas se sentir stupide, l’exposition des lauréats étant généralement très didactique et pédagogique « quand bien même les œuvres ne le sont pas ». Un trait d’union nécessaire entre le grand public et l’art contemporain en quelque sorte : « Si vous visitez l’exposition, vous faites vous-même partie de quelque chose, ce qui rend le Prix tout à fait excitant ».
Mais cette nouveauté et cette excitation n’est pas l’apanage de chacune des éditions. Et l’édition 2011, si elle a renouvelé l’expérience et le succès d’une exposition des nominés en dehors de Londres, poursuit sur la lancée des précédentes avec une sélection d’artistes bien moins irrévérencieux que leurs « aînés » YBA. Reflet du temps plus que véritable ligne de conduite d’un jury, les travaux présentés par Karla Black, Martin Boyce, Hillary Lloyd et George Shaw, offraient cette année une exposition très calme, tout en retenue.
Et c’est finalement Martin Boyce, qui prolonge dans son travail empreint d’architecture et d’Art déco, le souffle des arbres cubistes des jumeaux Jan et Joël Martel (1896-1966), sculpteurs français exposés notamment, dans les années 20 au Salon des indépendants qui remporte cette édition 2011. Une base qui donne à son travail un pattern qu’il revisite au gré d’installations et de sculptures, agençant des espaces poétiques, redessinant le monde en lignes constructivistes. S’il mélange ainsi des éléments épars, usant de bois, d’acier auxquels il juxtapose du mobilier urbain, Martin Boyce retrouve une poésie de la combinaison dessinant un lien intime entre l’histoire des arts décoratifs, du constructivisme et de l’appropriation contemporaine. Et de cette mélancolique et inspirée atmosphère émerge un sens de la forme indéniable ravivant autant que fabriquant un romantisme des souvenirs : « Lorsque je fabrique ces œuvres, j’essaie de donner l’impression qu’elles ont été trouvées ainsi, je veux qu’on ressente chacune d’entre elles comme si elle avait été découverte et non pas faite. »
Loin donc des folies subversives des YBA, le très calme Martin Boyce a été récompensé pour sa capacité, selon les mots du jury, à « ouvrir un nouveau sens poétique ». Ne sera restée de l’irrévérence, dans cette édition 2011, que la sortie inopinée, lors de la cérémonie, d’un homme nu en tutu, Mark Roberts, spécialiste de ce genre d’opérations, rapidement appréhendé par les services de sécurité. On se satisfera donc sans mal, dorénavant, de la poésie.