Swann Ronné — En questions
La peinture de Swann Ronné (1995) se fait reflet des signes et langues qui peuplent nos espaces urbains. Pièces maîtresses de l’architecture de nos regards, les symboles perdent leur sens premier et bâtissent de nouveaux paysages pour révéler, peut-être, leur sens essentiel. Il nous dévoile ici les étapes d’un parcours qui font de son mouvement et de ses accidents un moteur pour nourrir sa pratique.
Comment en êtes-vous arrivé à l’art et quel a été votre parcours jusqu’ici ?
Je ne me voyais pas du tout devenir artiste. J’ai grandi dans un environnement créatif, mais j’observais tout cela avec une certaine distance. Ma mère écrivait, mon père, très manuel et polyvalent, créait toutes sortes de choses avec une aisance déconcertante : des objets d’art, des meubles design. Ma grand-mère se consacrait à la photographie argentique, et mon frère jouait de la batterie. Tout semblait déjà pris. Pour ma part, j’étais en quête de mouvement. J’étais un enfant agile, passionné par les sports extrêmes, en particulier le hockey sur glace et le snowboard. Ce qui me fascinait, c’était la glisse et l’équilibre, ces sensations de fluidité et de liberté que l’on ressent quand on se déplace presque sans effort. Mais plus encore, j’étais captivé par les traces que ces mouvements laissaient derrière eux. C’est de là que j’en suis venu à la peinture.
Ayant toujours dessiné, lorsque le moment est venu de choisir une orientation, j’ai décidé de rejoindre un lycée qui proposait une option arts. C’est grâce au regard bienveillant d’une professeure d’arts plastiques, qui a cru en moi et m’a encouragé, que j’ai eu pour la première fois le sentiment d’être sur la bonne voie. Un jour, elle avait convoqué mes parents et, devant moi, avec une assurance déroutante, leur avait déclaré que je serais artiste ou, au pire, architecte. Cela m’avait bien fait rire ! Pourtant, après ça, j’ai commencé à comprendre que ce besoin de mouvement, ces sensations physiques que je recherchais, pouvaient aussi exister ailleurs.
Je me suis ensuite orienté vers l’école de ma région natale, les Beaux-Arts de Caen / Cherbourg. Ma première année m’a procuré un grand sentiment de liberté. Les professeurs étaient accessibles et nous laissaient explorer différents médiums dans un climat sérieux mais joyeusement insolent. Nos journées alternaient entre cours théoriques, pratique à l’atelier, et des moments passés dehors à jouer au basket ou à faire du skate. C’est là que j’ai compris que l’art, les gestes, les mouvements pouvaient faire partie d’une même entité, et que l’art pouvait dépasser les cadres traditionnels.
C’est d’abord dans le dessin que j’ai retrouvé un rapport au geste et à l’espace, une manière de jouer avec les formes et les traces. L’art est progressivement devenu une façon plus introspective d’explorer ces sensations. La peinture, pourtant, m’attirait depuis toujours, mais elle me paraissait plus intimidante, presque inaccessible, en raison de son poids historique et de sa noblesse. Trois ans plus tard, encouragé par un peintre chez qui j’avais fait un stage, j’ai intégré l’atelier P2F aux Beaux- Arts de Paris. J’y ai découvert une liberté d’un autre ordre, plus exigeante, où chaque décision contribuait à définir ma démarche. C’est là que j’ai assumé une pratique de peinture, guidé par trois professeurs que j’admirais, tant ils comprenaient et étaient ouverts à ces histoires de glissements, de mouvements et de gestes subversifs. J’ai eu la chance d’exposer dès ma première année à Paris, en 2018. Après avoir obtenu mon diplôme en 2021, j’ai installé mon atelier en région parisienne. Je reviens tout juste d’un an de résidence en Chine, un projet né d’une rencontre inattendue et décisive, qui a profondément enrichi ma pratique et élargi mon regard.
Comment définiriez-vous votre pratique ?
Je pratique la peinture, médium qui me permet de jouer avec des références variées : design graphique, poésie, musique, mais surtout l’environnement urbain. Ce que j’aime, c’est cette capacité qu’a la peinture de capter des traces, des fragments visuels. Chaque toile naît dans un flux où je suis guidé autant par mes décisions que par des accidents. Ces moments inattendus, parfois provoqués, m’amènent à ajuster, recouvrir, ou conserver, créant un équilibre entre contrôle et spontanéité. C’est un processus vivant, instinctif, presque physique, qui me rappelle pourquoi j’ai choisi ce médium.
Ce que je recherche, c’est à explorer les frontières entre communication, abstraction et identité. Mon travail oscille entre des références familières et des gestes picturaux qui interrogent l’effacement, la mémoire et le langage visuel. Ce processus, c’est une manière de dialoguer avec le monde qui m’entoure, mais aussi de réfléchir, presque intimement, au sens des images.
S’agit-il pour vous de vous inscrire en rupture avec une histoire (de l’art des formes, des idées) ou dans la continuation d’une tradition ?
Je pense que ce n’est jamais tout l’un ou tout l’autre. On est tout le temps en rupture avec un courant ou des idées, mais on est souvent bien plus en continuation avec ce qu’on admire, ce qui nous a marqué. Ce qu’on a aimé et regardé finit toujours par nous façonner, consciemment ou non. Dans l’histoire de l’art moderne, en particulier avec les avant-gardes, on a souvent entretenu ce mythe de l’artiste qui débarque et invente un courant radicalement nouveau, qui crée « ex nihilo ». Mais je pense que c’est une illusion.
En réalité, l’artiste est toujours profondément déterminé par son environnement, par ce qui l’a nourri et inspiré. On ne fait que poursuivre, parfois de manière inconsciente, des choses déjà engagées par d’autres. Cette continuité est essentielle : elle nous permet de résonner avec un héritage qui nous dépasse. Pour ma part, j’ai l’impression d’être dans une continuation de la peinture abstraite, mais aussi d’une certaine modernité. Une peinture plane, parfois conceptuelle, qui s’attache à explorer des questions d’espace, de surface et de sens. Cela ne m’empêche pas de chercher des tensions, de bousculer ces héritages pour trouver mes propres réponses.
La rupture, pour moi, est d’ailleurs plus une affaire personnelle qu’historique. Ce qui m’intéresse, c’est la rupture avec moi-même, avec mon propre travail. J’aime détruire, recouvrir, effacer. Ces gestes d’effacement ou de recouvrement permettent de mettre en tension ce qui mérite d’être conservé et ce qui ne l’est pas. Cette dynamique, entre conservation et destruction, entre continuité et rupture, est au cœur de mon processus créatif.
Des figures de la création ou de la pensée continuent-elles de vous nourrir ?
Oui mais de moins en moins. Au début, on travaille avec des fantômes, certaines figures habitent nos gestes, nos choix, et même nos hésitations. Petit à petit, on s’en détache, on trouve une certaine distance. Christopher Wool, par exemple, reste une figure essentielle pour moi.
Son efficacité est redoutable : la façon qu’il a de combiner le langage et les gestes, tout semble juste, précis et puissant. Philippe Vandenberg est aussi un artiste qui m’a marqué, sa capacité à conjuguer une intensité tragique avec une forme de légèreté rend ses œuvres profondément humaines. Il y aussi l’humour et l’agilité presque scientifiques de Walter Swennen. Ces deux-là, d’ailleurs, ont beaucoup en commun : ce qui m’a nourri chez eux, ce ne sont pas tant leurs œuvres que leurs textes, leur façon de parler de leur pratique, tout est très riche pour ceux qui prennent le temps de s’immerger dans leurs réflexions.
Quel impact cherchez-vous à provoquer sur le spectateur ?
J’aimerais créer un impact multiple, qui oscille entre le rationnel et l’intuitif, le familier et l’inattendu. Mon ambition est de surprendre, de déstabiliser parfois, tout en touchant un public large. Ce qui m’intéresse, c’est de les amener à un état de conscience décalé, où l’on peut à la fois sourire, réfléchir et ressentir un certain trouble. Dans mon travail, des phrases ou des éléments peuvent sembler légers ou anodins, mais ils appellent souvent un second regard, une lecture plus profonde. J’aime cultiver une forme d’ironie douce, un détachement subtil, qui ouvre à l’interprétation et à l’imprévu. Je cherche à partager une beauté à la fois sensible et accessible, tenue dans un équilibre fragile entre légèreté et gravité. Une beauté qui ne s’impose pas, mais qui invite à réfléchir, à sourire, tout en portant des tensions plus profondes. J’aimerais qu’un spectateur soit d’abord saisi par une impression immédiate, instinctive, avant de découvrir, en prenant du recul, des nuances plus complexes.
Donnez-vous toutes les clés de compréhension ou ménagez-vous des zones d’indétermination dans votre œuvre ?
Cette question s’est particulièrement posée à la suite de mon exposition en Chine, pour laquelle le centre d’art a édité un catalogue. Ce catalogue a aussi été une réponse à une difficulté que j’ai parfois rencontrée sur place : la barrière de la langue. Il m’a permis de rendre mon travail plus accessible et de communiquer autrement, là où les échanges directs pouvaient être limités. Ce format est idéal pour approfondir les réflexions et partager des clés de compréhension. Le livre inclut des textes, dont deux entretiens, ainsi que des photos prises tout au long de ma résidence. Cet exercice enrichit à la fois mon travail et sa réception. Les retours que j’ai reçus m’ont conforté dans l’idée qu’il est essentiel d’offrir des indices. Sans ces clés, certains aspects de mon travail, souvent cryptés ou codés, risquent de rester trop hermétiques.
Pour autant, il me semble tout aussi important de ménager des zones d’indétermination. D’une part, parce que je n’ai pas toutes les réponses moi-même : mon processus est souvent intuitif, et certaines œuvres émergent d’accidents ou de gestes spontanés. D’autre part, parce que je suis convaincu que ces zones d’ombre, ces ambiguïtés, enrichissent l’expérience du spectateur et laissent place à son interprétation personnelle.
Avec le temps, j’ai réalisé que ce que je considérais comme des anecdotes étaient souvent les véritables déclencheurs de mes œuvres. Une phrase entendue, une observation furtive, une découverte inattendue : ces récits deviennent des points d’entrée, offrant un contexte qui éclaire certains aspects de l’œuvre tout en préservant une part de mystère.
Pouvez-vous nous dire quelques mots autour de l’exposition que vous présentez actuellement ?
Mon exposition I Just Need a Sign au Galaxy Museum of Contemporary Art s’est terminée il y a quelques semaines. Elle faisait suite à 10 mois de résidence en immersion dans la plus grande ville du monde, Chongqing, en Chine. Surnommée la “ville Cyberpunk”, cette métropole possède une architecture unique, nichée au cœur des montagnes, et regorge de signes mêlant tradition et technologie. J’y présentais une quarantaine de tableaux répartis en deux corpus distincts, exposés dans deux salles différentes. Cette séparation m’a semblé intéressante pour montrer le cheminement de ma réflexion et rendre compte de ce nouveau cadre visuel, tout en intégrant les allers-retours qui ont nourri ma pratique tout au long de cette résidence.
L’exposition explorait la manière dont les signes, qu’ils soient visuels ou linguistiques, façonnent nos interactions dans un monde qui peut parfois nous sembler étranger. En Chine, j’ai été frappé par la puissance des caractères et des chiffres, à la fois familiers et énigmatiques. C’est cette tension, entre ce qui est immédiatement accessible et ce qui reste insaisissable, que j’ai cherché à retranscrire dans cette exposition.
La pratique de l’exposition a-t-elle modifié votre manière de travailler ?
Oui, l’exposition est une part essentielle de ma pratique. Dans l’atelier, les œuvres restent en attente, dans un état transitoire, elles semblent parfois incomplètes. C’est lors de l’exposition qu’elles prennent vie, qu’elles trouvent leur place et leur sens dans un dialogue avec l’espace et le public. Ce moment, où tout s’assemble enfin, donne aux œuvres une vraie finalité. L’immensité de l’espace lors de I Just Need a Sign m’a poussé à réfléchir aux liens entre les œuvres et à créer un parcours cohérent, où chaque œuvre participe à un récit global. Ce travail m’a appris à envisager mes pièces comme des fragments d’un langage qui se déploie dans l’espace. Pour mon diplôme, par exemple, j’avais choisi d’exposer mes tableaux au sol, collés entre eux, pour les présenter comme des objets manipulables, assumant pleinement leur matérialité. Ils devenaient alors des phrases visuelles, qui pouvaient être articulées différemment selon l’espace, offrant une interaction nouvelle avec le spectateur.
Parmi les artistes de votre génération, y-a-t-il des démarches qui vous impressionnent ?
Ce qui m’impressionne ce n’est pas tant une démarche en particulier, mais plutôt la persistance et l’endurance de travail de certains artistes que je côtoie ou observe. Être artiste, c’est souvent travailler dans l’incertitude, sans reconnaissance immédiate, sans sécurité financière. Ce qui force mon admiration, ce sont les artistes qui continuent à investir en eux-mêmes, qui ont une capacité à avancer, à créer, à croire en ce qu’ils font, malgré ces réalités parfois difficiles. Maintenir cette foi dans nos pratiques, même dans l’ombre, c’est pour moi la véritable force.
Quels projets pour les mois à venir ?
Je viens tout juste de rentrer de Chine, une année intense et enrichissante sur le plan artistique et personnel. Je reviens avec beaucoup d’idées, une nouvelle énergie et une vision plus affirmée. J’ai envie de me remettre au travail rapidement, de davantage me concentrer sur la production. Mes projets pour l’avenir ne sont pas encore entièrement définis. Je n’exclus donc pas la possibilité d’explorer d’autres horizons internationaux. Ce format de résidence m’a vraiment plu, cette mobilité fait partie de ce qui nourrit ma pratique. C’est un peu comme les montagnes russes : après avoir passé un an sur un projet qui se termine, on a le sentiment de devoir tout recommencer, mais c’est précisément ce qui nourrit la création.