Theaster Gates — Palais de Tokyo
Theaster Gates est à l’honneur cette saison du Palais de Tokyo avec une exposition, Amalgam qui, si elle nous semble manquer ses objectifs, constitue néanmoins l’opportunité de se confronter à l’œuvre d’un artiste passionnant dont nous avons souhaité mettre en valeur le parcours.
Multipliant les sources de connaissance et accumulant les diplômes, ce natif de Chicago puise dans son environnement, dans son histoire et dans l’histoire de son pays les thèmes de ses travaux polymorphes, de même qu’il s’approprie, dans les structures urbaines abandonnées, les outils et matériaux présidant à la conception de nouvelles constructions destinées à s’ancrer dans un partage communautaire. À l’image de sa Rebuild Foundation, qui s’attache, depuis près de sept ans, à réhabiliter des bâtiments désaffectés du South Side de Chicago, un quartier délaissé par les autorités pour y faire naître des entreprises culturelles, notamment un lieu d’expositions, et une maison du Black Cinema, mais aussi des logements et des ateliers d’artistes.
Mais au-delà de la dimension locale de ses Rebuild Projects (monumentaux à l’image de son travail à Chicago), Theaster Gates anime une réflexion autour de l’action, de l’acte et de l’inscription de l’artiste au cœur d’un système de pouvoirs, bien intentionnés ou non, qu’il lui appartient de pénétrer pour s’en emparer et modifier, à son tour, notre environnement, tant sur le plan formel que sur les interactions qui s’ensuivraient.
Avec Amalgam, l’exposition proposée par le Palais de Tokyo manque malheureusement l’occasion de mettre en valeur cette démarche unique. Une quinzaine d’œuvres dont une demi-douzaine d’installations comportant un ou plusieurs éléments et un film font triste figure dans un parcours qui met pourtant très justement à l’honneur un œuvre et une pratique qui s’inventent à mesure que Theaster Gates agit. S’il méritait ainsi très certainement de figurer en tête de proue de cette nouvelle saison du Palais, l’attribution des espaces principaux qui lui a été faite semble plus célébrer sa notoriété nouvelle que répondre au foisonnement créatif d’un nouveau projet.
Le creux, la présentation par le vide ne répond ici même pas à une formalisation de la problématique initiale, consacrée à l’île de Malaga, communauté annihilée en 1912 par décret du gouverneur du Maine. Là, un groupe de travailleurs et de pêcheurs vivaient depuis les années 1860 et comptait parmi ses membres des couples mixtes, qui plus est mariés, à rebours de la discrimination raciale régnant au XIXe siècle aux États-Unis. On en apprendra ici bien peu sur les spécificités de l’île mais, plus encore, rien n’émerge de la volonté de Theaster Gates de faire œuvre autour de cette histoire et ce malgré le titre prometteur de l’exposition, Amalgam, qui pouvait évoquer toute la complexité de cet héritage assassiné, évidé de son sens, dans l’appropriation de sa trace dans l’imaginaire. Mais là encore, le commissariat de l’exposition, manifestement dépassé, ne souligne rien d’autre que la proximité des lettres utilisées entre Malaga et Amalgam.
L’exposition s’ouvre ainsi sur une première salle assez vide et totalement absconse, ni plastique, ni conceptuelle et surtout mal amenée. Malgré une première pièce monumentale qui fait son effet, difficile de ne pas voir dans cette toiture présentée comme hommage à l’île de Malaga une proposition d’opportunité. Ni totalement engagée plastiquement, ni véritablement documentaire, cette pièce, si elle a des relents biographiques que les initiés peuvent déceler (le père de Theaster Gates était couvreur) semble se limiter à la fonction de remplissage. La mention de l’ardoise, oscillant entre son utilisation régulière dans des édifices religieux (Theaster Gates, il faut le rappeler, a aussi suivi des études de théologie) et sa présence en masse dans l’agglomération parisienne est assez bancale et, loin d’évoquer l’autel qui lui donne son nom, fait plutôt figure de justification un peu vaine d’une exposition dans cet espace immense tant elle ne dit rien du projet de départ.
L’installation qui la suit, reprenant cette fois le nom de Malaga sur un néon rotatif, laisse elle plus que songeur. Aucune documentation, aucun indice, elle dispose elle aussi d’un vaste espace de respiration mais n’incarne en aucun cas une œuvre d’art, simple élément d’un complexe vide propre à produire, à peu de frais, une image. On est déjà très loin des interventions de ce maître de la récupération au cœur de la ville, où ses reconstructions intègrent, dès leur conceptualisation, une fonctionnalité et un rayonnement qui les dépassent. Malheureusement, ce sentiment domine tout le projet, à notre plus grand regret tant il semble avoir été réalisé dans l’urgence et avec une économie d’investissement de ses acteurs. En témoigne cette dernière salle saturée de troncs de frênes, surmontés de masques à peine visibles, qui ne fait que répéter des poncifs de l’installation contemporaine, ici jusqu’à satiété avec l’usage incongru du terme « résilience » pour évoquer l’île de Malaga qui, en effet, malgré l’idiotie des hommes, continue de voir ses arbres pousser. De même, le film présenté, mêlant archives, extraits cinématographiques, images contemporaines et chorégraphie scénographiée, peine à cerner son sujet ou même à le présenter. Entrecoupé d’articles de lois, il perd son enjeu et son esthétisation à outrance (allant jusqu’aux ralentis) noie le fond pour glisser vers le clip grandiloquent aux limites du vocabulaire publicitaire.
Malgré sa promesse conceptuelle, son sujet passionnant et l’intérêt que l’on peut nourrir pour le travail d’un artiste résolument tourné vers la recréation de communautés entretenant leur aspiration à s’élargir, à s’ouvrir pour en repenser les limites, le format adopté ici ne parvient même pas à rendre compte de celle qu’il aborde et, de Malaga, on ne perçoit pas même un amalgame maladroit. Ce n’est pourtant pas la contrainte du format muséal qui est ici à blâmer tant le Palais de Tokyo a su, dans son histoire, articuler des expositions aux enjeux complexes et aux thématiques parfois bien plus friables avec brio.
Tenant là une démarche unique dans le monde de l’art, entièrement tournée vers la pratique, il tombe hélas dans les travers d’une présentation sans prise pour le visiteur et emplie de pièces succinctes sans problématique lisible ni engagement décisif autour d’une perspective à proposer, nourrissant un vide conceptuel à la limite de la caricature.