Une trilogie congolaise par Mathieu K. Abonnenc
Slash inaugure ses tribunes libres avec une invitation lancée à Mathieu K. Abonnenc, nominé au Prix Ricard 2012 et exposé jusqu’au 17 novembre à la fondation d’entreprise Ricard. L’artiste nous présente ici en détail une trilogie de films inédits en France de Walter Heynowski & Gerhard Scheumann qu’il a choisi de montrer en marge de son installation à la fondation. Présentation critique de ce travail méconnu en France, le texte de Mathieu K. Abonnenc soulève une problématique essentielle de son œuvre, la question de la représentation de l’histoire.
Walter Heynowski & Gerhard Scheumann : Une trilogie congolaise, 1965-1967
« Évocateur — 14ème Prix Fondation d’entreprise Ricard », Fondation d’entreprise Pernod Ricard du 12 octobre au 17 novembre 2012. En savoir plus Quand les films sur le Congo de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann sont diffusés en Europe en 1966 la crise congolaise fait la une des journaux depuis quelques temps déjà. Cette crise a commencé le 30 juin 1960, date de l’indépendance du Congo. Patrice Lumumba, alors premier ministre, prononce un discours dans lequel il retrace avec fermeté et clarté les étapes ayant permis à la première République du Congo de voir le jour. Mais au lendemain de ce discours, plusieurs voix dissonantes s’élèvent, et vont finir de briser une unité fragile. Lumumba doit faire face aux mutineries des Forces Armées, ainsi qu’à la déclaration de sécession des régions du Katanga et du Kasaï, régions très riches en matières premières et en minerais, et il peine à trouver des aides extérieures. Le 5 septembre 1960, il est destitué de ses fonctions par le président Joseph Kasa-Vubu, après avoir tenté une ultime alliance avec l’U.R.S.S. Quelques mois plus tard, peu de temps après son arrivée à Élisabethville, au Katanga, région alors dirigée par Moïse Tschombé, Lumumba est assassiné, le 17 janvier 1961.Le nombres d’acteurs, d’interventions extérieures, d’ingérence de toutes parts dans ce conflit, depuis l’envoi de troupes des Nations-Unies au Katanga, en passant par l’implication souterraine des États-Unis, jusqu’à la mission incognito de Che Guevara dans le but d’aider le mouvement révolutionnaire Simba, nous rappelle à quel point le continent africain, dans cette moitié des années 60, fut le cœur d’un conflit plus vaste, et vécut avec une très grande brutalité une guerre injustement nommée « froide ». Ce sont ces faisceaux d’intérêts, symboliques et idéologiques, mais aussi économiques, que tentent de mettre à jour les réalisateurs est-allemands Walter Heynowski et Gerhard Scheumann. Tous deux journalistes de formation, ils commencent à travailler ensemble en 1961 pour la chaîne de télévision DEFA, et créent quelques années plus tard le Studio H&S. Auteurs de plus de 70 films, Heynowski et Scheumann nous font parcourir un monde fracturé d’Est en Ouest mais aussi et surtout du Nord au Sud.
Si leurs premiers travaux s’attachent à discréditer l’orientation politique de la R.F.A., ils décentrent peu à peu leurs intérêts en les orientant vers les processus de décolonisation en cours en Afrique et en Amérique du Sud. Plus tard ils tentent d’analyser les conflits succédant aux luttes d’indépendance en les mettant en perspective par rapport à la Guerre Froide. Kommando 52, L’Homme qui rit, et Le Cas Bernd K., est une trilogie de films que Walter Heynowski et Gerhard Scheumann consacrent aux événements de 1964 au Katanga, durant lesquels Moïse Tschombé, alors revenu d’exil, fait appel à des mercenaires, anciens soldats allemands démobilisés, troupes sud-africaines, légionnaires français ou belges, afin d’en finir avec la rébellion Muléliste. Ce qui frappe dans cette trilogie, ce sont les méthodes que les réalisateurs vont employer pour parvenir à leurs fins.
En effet, un film comme Kommando 52 met rapidement mal à l’aise par sa façon de nous présenter l’horreur crue, sans fard. Ayant récupéré des mains des rebelles un lot de pellicules photographiques et de films trouvés dans le paquetage d’un mercenaire mort, les réalisateurs nous font pénétrer dans le quotidien des hommes du Kommando 52, qui prolongent au Congo une guerre contre les communistes commencée vingt ans plus tôt en Europe. Utilisant les images contre elles-mêmes, chaque enregistrement est ici un aveu de la culpabilité de son auteur.
L’Homme qui rit présente quand à lui un entretien avec le major Siegfried Muller, en charge du Kommando 52 lors de la prise de la ville de Boendé en octobre 1964. L’entretien a lieu dans un studio, sur fond noir, une bouteille d’alcool à portée de main. Plus l’entretien se prolonge, plus Muller, l’alcool aidant, se laisse aller à tout dire, en nous gratifiant de quelques dérapages troublants, reliant à nouveau le destin de la région des Grands Lacs à la guerre idéologique en cours en Europe.
Enfin Le Cas Bernd K., film qui n’était pas prévu par les réalisateurs, va quant à lui se pencher sur le destin de Bernd Khölert, depuis son enfance et son adolescence en Allemagne de l’Est, jusqu’à sa mort sur la terre d’un champ de bataille katangais, tout en s’interrogeant sur ce qui relie ces deux lieux. Par leur façon de prendre en otage tout autant le spectateur (en usant d’image chocs, d’un montage didactique proche de la propagande) que les sujets de leurs documentaires, les méthodes employées par Walter Heynowski et Gerhard Scheumann ne sont pas sans rappeler, sans qu’elles se recouvrent, celles de Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi dans un film comme Africa Addio, mais aussi le Pier Pasolini de Appunti per une Orestiade Africana, ou encore Claude Lanzmann, cachant les caméras afin d’obtenir les aveux d’un ancien nazi et mener à bien le récit indispensable de Shoah. Une violence à l’œuvre dans l’image, qui questionne la nécessité de représenter l’horreur, d’user de cette violence pour tenter de redonner un corps, des corps, aux récits historiques. Ces récits pourraient à tout moment n’être plus qu’une succession de dates et de lieux, que seuls les géographes et les historiens pourraient alors se convaincre de connaître.
Mathieu Kleyebe Abonnenc
Kommando 52, 1965, noir et Blanc, 33 minutes. Film en Allemand sous-titré en français. p(info). Der Lachende Mann, 1966, noir et blanc, 61mn 45. Film en Allemand sous-titré en français. p(info). Der Fall Bernd K., 1967, noir et blanc, 31mn44s. Film en allemand sous-titré en français.
Projection de Une trilogie congolaise (durée totale : 02h07mn) chez SALANS : 5 Boulevard Malesherbes, 75008 Paris — Chaque samedi à 16h30 du 12 octobre au 17 novembre 2012. Places limitées — Réservation au : 01 53 30 88 00 / info@fondationentreprise-ricard.com