Whitney Biennial 2024, New York
Eclectique, incandescente, radicale et empreinte d’une gravité quasi existentielle, jamais peut être la biennale du Whitney n’aura été aussi proche de son époque, nous informant sur le monde comme il va mais nous donnant également de nombreux indices sur le rôle de l’art et la manière dont les plus jeunes générations tentent de se réinventer à travers lui.
Pensée par les deux curatrices Chrissie Iles, de l’équipe du Whitney déjà aux manettes des éditions 2004 et 2006 et Meg Onli, dont le travail curatorial tend à souligner les marques de l’histoire dans le présent, cette 81e édition réunit 71 artistes engagés autour de la question du réel. Placée sous l’égide d’une acceptation, celle de la mise en concurrence de notre monde avec une intelligence artificielle, le parcours d’_Even Better Than the Real Thing,_ se heurte d’emblée à ses propres apories. Comment parler d’un monde qui nous échappe, comment défendre le droit à la singularité sans tomber dans un arasement des différences ? Comment acter l’injustice, l’absence de réparation sans engager l’insurrection, comment penser la radicalité sans la guerre ? Comment enfin, dans une société de l’efficacité, concurrencer et affirmer sa différence avec la promesse de rationalisation sans faille de l’intelligence artificielle ?
Avec une sélection d’artistes peu connus sur la scène internationale mais, pour nombre d’entre eux, riches d’un œuvre prenant en compte cette réalité nouvelle et proposant, à leur manière, d’en tirer parti, la Biennale se place délibérément du côté de l’attention et ramène invariablement le sensible au cœur du débat, jusqu’à inventer son propre humanisme. Celui peut-être qui, ayant dépassé l’antihumanisme nécessaire à faire s’écrouler les idoles, se raccroche à une foi qui lui garantit, à défaut de la vérité, un ancrage ?
En matière de formes, la monumentalité fait son grand retour, effet inévitable au regard des expositions qui auront marqué l’année 2023 outre-Atlantique avec une prédominance d’installations totales aussi efficaces sur les réseaux sociaux qu’immersives et impressionnantes en action. Kiyan Williams, Carolyn Lazard, Torkwase Dyson ou Rose B. Simpson marquent ainsi cette édition de créations d’envergure dont la symbolique, qu’elle soit expressive ou abstraite imprime immédiatement la rétine et donne de la voix à des idées qui tentent de s’imposer sans recouvrir les autres.
Derrière la symbolique spectaculaire des pièces déjà emblématiques de cette édition qui annonçait d’emblée sa volonté de mettre en scène les dissensions et de susciter les débats, pointe le sentiment d’une d’une volonté des artistes de dépeindre un monde dont ils perçoivent la déflagration continue en matière de rapports humains. Un vacillement qui passe nécessairement par le nouveau baromètre de la réussite sociale ; les réseaux sociaux, dont la terrible importance autant que la fragilité infinie instillent une sorte de tragique suspens capable d’abattre sa foudre sur sa vie ou celle de ses proches. Une réaction en chaîne telle celle qui obsède tout spectateur du récent Oppenheimer de Christopher Nolan, lauréat de l’Oscar du Meilleur film de l’année dont le succès concomitant aux Etats-Unis révèle également beaucoup de ce passage d’échelle d’inquiétudes mondialisées rapportées à la seule conscience d’un être. Cette loi d’un possible chaos, déflagration continue permise par la nature même des liens physiques qui unissent les choses qui fascine bien plus par la capacité des hommes à en prendre compte comme un risque que comme une limite.
Une incertitude existentielle qui révèle la profondeur de son ironie ; dans une période où l’on ne cesse de parler de politiquement correct où chacun est plus concerné que jamais par la perception des autres, c’est le principe de précaution qui se voit dynamité, la bienséance et la mesure qui perdent leur valeur pour s’effacer devant la prise de position radicale, la confrontation directe et la mise en scène, sincère ou jouée, de l’affrontement.
Conséquence de cette intensification des clivages, une certaine mélancolie et une ironie douce-amère du retour de l’attention sur soi se fait jour. Derrière les dérives grandiloquentes encore s’esquisse un véritable portrait d’une époque que les artistes, conscients ou à leur corps défendant, mettent en scène, révélant parfois la préciosité d’une pratique discrète, solitaire ou en groupe qui tourne à (ou à tout le moins met en scène) l’obsession. Ainsi l’étonnant succès des portraits xhairymutantx signés Holly Herndon et Mat Dryhurst’s. Générés à l’aide de l’intelligence artificielle, ils questionnent le rôle de sa protagoniste, Holly Herndon, figure mythique, spectrale et polymorphe d’Internet. Création forcément collective car nourrie des millions d’événements et discussions nées sur le web, ces images aux allures de fantaisie baroque oscillant entre le lyrisme et le banal quotidien illustrent à merveille l’engouement d’une génération dont l’imaginaire a été abreuvé de héros à l’identité double, reproduisant une constante dans les mondes numériques, la double lecture d’un monde intime et sa fracture d’autant plus intense face au mur de la normalité du monde.
La mélancolie se retrouve également dans la mise en avant de la peinture expressive et d’une efficacité visuelle dévastatrice de Mary Lovelace O’Neal qui fait de chacun de ses sujets le protagoniste d’une histoire qui traverse les temps et les enjeux, à l’image des baleines de sa série Whales Fucking. La dimension de décalage, sacrifiée dans cet accrochage prendra, on l’espère l’importance qu’elle mérite dans les années à venir.
Une gravité qui tendra parfois, pour les amateurs d’un art contemporain qui aura atteint ces dernières années un niveau de spécialisation intellectuel à la hauteur des profils académiques de nombre de ses auteurs, à se diluer quelque peu dans une force du message et de la communication dont on perçoit les limites, à l’image d’une généreuse mais inoffensive installation de Demian DinéYazhi, We must stop imagining apocalypse / genocide dont la facilité visuelle permettra peut-être d’amplifier la communication.
Reflet d’une époque qui semble elle-même le miroir des grands bouleversements sociétaux des années 1970 où, face à la dégradation médiatisée des rapports politiques entre nations, entre populations et dirigeants, vit se multiplier les appels, globalisants et la pensée performative. Et dans cette perspective se retrouve peut-être la dimension la moins évidente et la plus encourageante de cette Biennale qui, malgré ses apparences et son ancrage dans la gravité, fait preuve, dans sa communication, dans les retours d’artistes solidaires et forts d’une expérience collective apparemment intense et dans son ouverture attentive aux sensibilités de tous, d’une indéniable générosité.
Ce « chœur dissonant » qu’évoque l’artiste invitée Ligia Lewis à propos du parcours (repris à l’envi par la communication de l’événement) pourrait bien refléter la prise en compte, si l’on veut éviter de confier la pensée à la seule rationalisation artificielle, du cœur d’une nouvelle humanité. Un cœur qui, loin de battre à l’unisson, partage peut-être, à travers le corps organique, la dernière chance de penser le lien, une réaction en chaine qui, contrairement à celle de l’explosion nucléaire, rappellerait cette évidence d’une humanité qui ne peut survivre qu’à condition de la prendre en compte.