Pepo Salazar Lacruz — Centre d’art contemporain Passages, Troyes
Représentant l’Espagne avec Francesco Ruiz et Cabello/Carceller lors de la Biennale de Venise 2015, Pepo Salazar Lacruz récole les objets issus de la production industrielle (emballages, structures métalliques en tout genre, quincaillerie) dont l’usage précède la forme pour les redisposer à sa manière. Le centre d’art Passages de Troyes présente une exposition monographique passionnante de cet artiste héritier de Fluxus.
Pepo Salazar insémine et distille ainsi les éléments de sa réflexion au long du parcours avec une évidence presque organique tout en mettant en jeu leur « étrangèreté » à ce lieu. Un choix d’une belle radicalité qui détourne l’envergure de l’espace en portant attention sur le format réduit, en s’insérant dans ses volumes, ses angles pour révéler mieux la belle incongruité du passage entre intérieur et extérieur, entre objet de valeur et rebut. Pour souligner ainsi la modestie d’un œuvre qui détourne la valeur symbolique du centre d’art pour y faire entrer, en les démultipliant, les motifs de la consommation et exposer le spectateur face à un monde de projection esthétique qu’il entend immédiatement. L’un de nos premiers postes de dépense dépend lui aussi des images et des emballages qui, quel que soit notre rapport à eux, ressort d’une inquiétante familiarité. Un tour de force qui questionne et joue du détournement de la grande œuvre pour mettre en valeur le processus. Car l’art de Salazar Lacruz est indissociable de sa pratique, bien plus ancrée dans la recherche et le choix d’une mise en scène que dans la répétition de la fétichisation de l’objet. Il ne s’agit pas de recréer du motif à partir d’objets glanés mais de forcer l’oeil à inventer le motif de son intérêt face à ces entités qui nous submergent.
Car sans occulter la dimension fondamentalement minimale de ces artefacts et la valeur anti-esthétique qui préside à leur mise en commun, il importe de savoir, plus encore que de comprendre, que leur agencement obéit à des logiques qui, pour affectives et conjoncturelles qu’elles sont, n’en sont pas moins baignées d’une réflexion constante. Riche d’une lecture au long cours de la philosophie de Deleuze et Guattari et du système rhizomatique de création, de théories du langage appliquées à la poésie de l’assemblage d’objets, Pepo Salazar invente des protocoles stricts qui dessinent le cadre de ses interventions. Restés secrets, ils participent de la pratique et conditionnent notre réception tout en se refusant à l’explication. Une manière de prouver que tout système rationnel peut générer des formes et surtout que la logique du sens, pour reprendre la pensée deleuzienne, est soumise à une plasticité qui ne peut clôturer définitivement la pensée et l’invention.
C’est cette ouverture, cette capacité à se moquer même d’en expliciter la réflexion qui les amorce qui fait toute la force d’un œuvre marqué par un esprit « punk ». Loin d’user de cette attitude comme une justification ou même de la revendiquer, Pepo Salazar revisite le punk dans sa vérité première. Une énergie du faire qui n’a rien du nihilisme, qui poursuit inlassablement sa vision en la distillant dans chaque partie de sa vie et de son paraître, sans jamais sacrifier sa singularité. En d’autres termes, comme les précurseurs du punk n’avaient que faire des levers de bouclier à leur encontre mais dédiaient leur vie à formaliser leur personnage, s’inventant eux-mêmes les codes d’un style avec pour seul horizon la nécessité de ne s’accorder jamais à celui imposé par la société, l’art de Pepo Salazar creuse ses protocoles secrets et refuse le genre pour mieux imposer le sien. Et réussit, sans qu’on l’explique, à laisser la place à qui s’y reconnaît, résolvant ainsi le paradoxe du geste punk qui, en déchirant tous les codes, est parvenu à faire « communauté ». En cela, le parcours intelligemment mené, parvient à tirer une même ligne de cohérence dans les agglomérats forcément incompatibles pour les amener à résonner chacun singulièrement avec l’autre. Qu’importe le style, qu’importe la reconnaissance pourvu qu’il y ait eu le plaisir de faire.
La formule de création, stricte, se fait ainsi incantation secrète dont la réalité se matérialise sous nos yeux, apparition magique et anti mystique d’une maquette d’un monde où tout serait à portée de main pour y inventer sa propre manière de vivre.