Christian Boltanski — Galerie Marian Goodman, Paris
Un an après sa grande exposition au Centre Pompidou, Christian Boltanski présente à la galerie Marian Goodman une exposition réjouissante qui rappelle la virtuosité du maître en matière de mise en scène et de création d’atmosphère.
« Christian Boltanski — Après », Galerie Marian Goodman du 20 janvier au 13 mars 2021. En savoir plus Christian Boltanski propose un projet total qui se veut reflet de l’actualité mais, comme à son habitude, loin de plonger dans le dogmatisme, figure par le sentiment, lit le présent et le lie par l’entremêlement de symboles obliques, eux-mêmes déroutés de leur cours naturels. Dans sa nouvelle installation Les Linges, qu’il présente dans la première salle de l’exposition, Christian Boltanski érige des masses de tissu blanc sur des chariots. Les linges s’empilent, délestés des spectres qui pouvaient les endosser, épuisés et rejetés dans des chariots aussi pesants que les voyages souterrains des linges usagés d’hôpitaux surchargés. Comme des montagnes aveugles, ces formes absconses perturbent le champ de vision plus qu’elles ne dessinent un paysage, même sentimental. Le désordre interne de chacune s’adjoint aux autres pour accumuler la matière en un ensemble lourd condamnant tout mouvement possible, quand bien même ces linges reposent sur des roues. Une pièce initiée pendant le confinement qui refuse pourtant toute évocation directe, jouant bien plutôt, comme l’artiste en a l’habitude, avec le flottement constant entre les temporalités.Pour lui à qui importe que le visiteur ait le sentiment « que quelque chose a eu lieu », il est certain que son installation fait invariablement lieu, accole à un sentiment un contexte qui lui est inséparable et déploie dans l’espace sa logique propre, qu’il nous appartient de tenter de déchiffrer.
Inquiétant et presque assommant, cet ensemble est surmonté d’un éclairage lumineux qui dessine au plafond une ligne fragile, telle une ligne de fréquence dont l’affichage, sur un moniteur de signes vitaux, se serait avachi, aurait fondu sous le poids d’une exposition nouvelle de la mort que remarque, depuis quelques mois, l’artiste dans l’espace public. Sur les cimaises apparaissent et disparaissent sur les cimaises des visages spectraux d’enfants, Les Esprits, qui, comme tout bon fantôme, apparaissent plus distinctement dans la pénombre tombante. Regards fuyants et évanescents, Boltanski nous place dans une posture ambivalente qui nous fait glisser du statut de spectateur à objet épié et, en retour, d’occupant de l’espace à voyeur. Sous le poids de ces visages, chacun est renvoyé à la terre fertile d’une nostalgie qui nous fait face, qu’on s’y raccroche ou qu’on tente, au contraire, de s’en émanciper.
Une pesanteur qui trouve sa synthèse dans l’installation au sous-sol où quatre voiles, disposées comme les parois d’un carrousel, diffusent des paysages tranquilles et séduisants, derrière lesquels bat la pulsation d’images de drames survenus depuis le milieu du XXe siècle et qui ont accompagné l’artiste durant toute sa pratique artistique. Une évocation assez nouvelle, directe et intéressante dans son parcours qui fait de l’histoire, de l’actualité, une compagne de cheminement, une ligne parallèle qui aura rythme, modelé et infusé son esprit, sa création, formalisé en écho à celle-ci. Les images d’archive puisent derrière les paysages tranquilles et flatteurs, faisant vibrer, dans leur apparition succincte et subreptice, un temps de l’histoire qui hurle ses horreurs dans l’ambiguïté du silence de l’émerveillement. La contemplation n’est plus possible, le monde, pour absurde que cela peut-être, est marqué pour toujours chez Boltanski du sceau de ceux qui, avant nous, ont vu.
L’« Après » qui s’affiche en fin de parcours revêt alors la douloureuse ambivalence d’une promesse aux allures de condamnation. Sans doute faudrait-il y voir la promesse de condamnation du maintenant, la condamnation de chacun dans une histoire qui déborde la sienne, la révélation de la présence constante du passé dans la mesure du futur.
En ce sens l’art de l’histoire de Boltanski nous intègre ici encore dans ce mouvement perpétuel en signifiant les chaînes qui nous y lient. Et chaque tissu devient linceul possible d’un témoin ayant eu la charge, condamné parce que vivant, de « porter » sur ses épaules le souvenir de ses morts, ceux qui l’ont terrassé comme ceux qui l’ont accompagné, ceux qui l’observent comme ceux qui l’ont précédé.
À nous alors de les agripper pour en transmettre le message d’attention, de prudence face à un monde entièrement tenu par les deux fils de l’angoisse et de la beauté, face à une tragédie qui a toujours déjà commencé.
Découvrez notre article consacré à la rétrospective Christian Boltanski au Centre Pompidou