Christian Boltanski — Centre Pompidou
Le Centre Pompidou organise autour de l’une des figures majeures de l’art contemporain français une exposition qui marie les paradoxes et cache, derrière l’absence de tout appareil critique, une tendance ludique assumée tout aussi paradoxale qui peut certes diviser mais n’en perd pas moins un certain souffle.
« J’ai horreur des réponses » nous assure-t-il et l’exposition saura nous laisser dans le flou ; les amateurs y plongeront avec délice quand les autres pourront se heurter à la terrible lourdeur de certains dispositifs qu’il est préférable de lire au second degré (la symbolique outrancière d’un parcours jalonné par les deux panneaux « Départ » et « Arrivée » peuvent laisser le doute osciller entre naïveté étonnante et ambition démesurée). Mais précisément à nos yeux, c’est la succession des moments, des temps d’intelligence et de maladresse, de confiance apparente pesante et de laisser-aller inattendu qui constituent toute la richesse de cet œuvre qui conjugue toutes ses langues avec, on le sent bien, un bon fond, un réel investissement et un humour assez grinçant pour au moins toucher sa cible et installer une forme d’empathie réelle, une étonnante familiarité.
Alors on retrouve ces codes, les visages, les vêtements, les symboles riches d’histoire, consonant avec une infinité de concepts philosophiques, scientifiques et de ramifications culturelles que Boltanski peut tout aussi bien passer sous silence, laissant ses œuvres déployer leur attraction sur la crête de la sensibilité, de l’émotion, voire de l’anti-intellectualisme parfois. Et le parti-pris d’une exposition sans cartel coupe court à toute tentative de repenser son œuvre dans un mouvement plus large. Une rétrospective active donc, qui si elle donne l’occasion à son auteur de mettre en branle son obsession du passage du temps, manque certainement une belle occasion de trouver sa justification et son inscription, précisément, en celui-ci. Rien de rédhibitoire bien sûr tant elle tire là une certaine une cohérence.
Les ampoules caractéristiques mènent alors cette promenade mortuaire et jouissive installant, en un éclair, une ambiance propre à l’artiste que, quoique l’on pense de son œuvre, parvient, en une réduction à l’essentiel et avec des moyens extrêmement modestes, à une efficacité redoutable, à une expression complète d’un état du monde qui nous étreint directement. Les projections sur un mur adjacent dans l’espace de service en est le plus brillant exemple. Tout chez lui s’utilise, se consomme et se consume sous son imaginaire plein, usant de chaque recoin pour inventer un nouveau procédé de monstration. La preuve de liberté absolue de cet amateur d’art total, une liberté dont il use, voire abuse mais qui maintient la cohérence d’un œuvre qui ne parvient, semble-t-il, jamais à se reposer, attendre et digérer sa propre effusion. Les pendus répondent aux morts, aux vivants anonymes, à tous ces visages qui côtoient les monstres et dont le parti-pris radical empêche de percer le secret pour, en revanche, maintenir une solennité foudroyée par les râles continus qui donnent son rythme, avec le cœur battant dont les pulsations activent les lumières, à une ambiance angoissante et réjouissante qui repense le Centre Pompidou et l’espace d’exposition comme une scène, la scène d’un spectacle de l’imaginaire.
« Faire son temps » c’est d’abord le modeler, fabriquer les métaphores qui vont l’animer et en sculpter une image. Boltanski, « fait » son temps, marque immédiatement par l’usage de matériaux au romantisme multimodal, inventant sa propre langue tout en flattant les sens du plus large public. Un ancrage esthétique qui ne se perd pas dans le kitsch, dans une complainte de la nostalgie mais dans une façon, au contraire de toujours s’émanciper de l’émotion personnelle pour chercher le biais de penser la mort. Un rapport essentiel de l’artiste à l’universel et un humanisme qui traduisent bien les obsessions de cet œuvre qui n’aura jamais dérivé de sa ligne de flottaison intime où toutes les altérités sont bienvenues, voire même s’aimantent indiciblement si l’on considère l’efficacité du résultat.
C’est que cette plongée indéniablement marquée par son temps (et dont on peut regretter parfois l’absence de rupture, la remise en cause radicale) est tournée tout entière vers un désir d’atemporalité qui dépasse, dans ses plus grandes œuvres, le temps mécanique autant qu’il résiste à son emprise. Si ses mausolées font date, c’est parce qu’ils inventent, récupèrent, tordent et détournent les codes de la pensée pour s’occuper de la mort cette fondamentale inconnue dont l’expérience, absolue, en efface toute autre. Et basculer, finalement, d’où la méfiance que peut inspirer ce travail, presque du côté de la vie, nourrissant un paradoxe qui peut se lire comme une impasse. Une vie à l’attendre en quelque sorte, faisant des reliques du passé de nouvelles idoles dont le marché s’est emparé et qui tiennent parfois lieu d’abysses à la profondeur en trompe-l’œil, tout occupé qu’est son œuvre à jouer à se faire peur plus qu’à se mettre véritablement en danger.
Il n’empêche, son esthétique personnelle et ses obsessions gagnent à être partagées et découvertes par le plus grand nombre, on attendra donc encore avec une véritable curiosité la grande rétrospective qui prendra le risque d’interroger, pour de bon, en quoi son œuvre aura « fabriqué » son temps.