En fuyant, ils cherchent une arme 1/3 — Maison Populaire, Montreuil
Au long d’un parcours bien pensé et pertinent, la Maison Populaire offre une exposition accessible et capable de mobiliser face aux enjeux de la surveillance et de l’appropriation de sa propre histoire.
À y voir, sur place, le jeune public confronté aux questions fortes soulevées par En fuyant ils cherchent une arme 1/3, on est absolument ravi de sentir les interactions de ces pièces parfois exigeantes sur le plan conceptuel avec tous les publics. Une efficacité à l’œuvre née de l’effort conjoint d’une scénographie légère et l’implication des équipes de médiation qui rappelle le dynamisme et l’audace du centre d’art de la Maison Populaire.
« En fuyant, ils cherchent une arme 1/3 : des surfaces dénuées d’innocence », Maison populaire du 17 janvier au 31 mars 2018. En savoir plus Simple et percutante, l’installation de Neïl Beloufa consiste en un dispositif de surveillance par caméra retransmis sur deux écrans. Leur objectif, mouvant, crée une observation sensible et comme hésitante qui renforce l’ambiguïté d’une installation dont le titre lui-même tend à brouiller les pistes ; Pour te faire plaisir. Du domaine robotique et automatisé on passe ici à l’émotion subjective et l’on glisse sur la frontière de la domination, du pouvoir et du plaisir, voire du du partage. Cette « mise en commun » radicale est en jeu dans une exposition qui cherche à envisager les moyens d’une résistance. Pour autant, la mise en avant de soi ne procède pas que d’une force extérieure et peut émaner des individus eux-mêmes, portés à partager, par nécessité ou plaisir, leurs propres images.Une brèche dans laquelle se fondent Émilie Brout & Maxime Marion avec leur géniale série photographique Ghosts of Your Souvenirs. Postés des heures durant sur des sites touristiques, ils partent ensuite à la recherche des photographies prises par les passants sur lesquelles ils apparaissent. Dans la multitude de clichés remplis de sourires innocents et de poses maladroites, ils émergent tels des spectres, silhouettes inscrites dans l’inconscient touristique de la ville.
Hasan Elahi, lui, s’approprie également les méthodes de surveillance en se les appliquant à lui-même, consignant dans des disques durs et sur la toile une somme faramineuse d’informations concernant ses propres déplacements, dépenses et activités depuis 2003. Après avoir été soupçonné d’activités terroristes, son nom apparaît sur la liste de surveillance des autorités américaines. En abreuvant le Web de ses propres informations et en ouvrant son quotidien à tous, il reconquiert, en la défendant de tout soupçon, son intimité, laissant apparaître ici encore tout le paradoxe et l’effort intellectuel nécessaire pour se battre contre sa propre trace.
Une résistance par la contradiction d’un pouvoir de domination qui trouve un écho jubilatoire dans la série Today Is Great de Julien Prévieux, des dessins réalisés à l’encre de chine. D’abord anodins, ils se révèlent en réalité être des notes, remarques ou griffonages présents au sein d’une des sociétés les plus portés à monétiser l’intimité de ses usagers et leurs habitudes de consommation ; Google. Obtenus grâce à une véritable opération de surveillance, les formes reprises ici apparaissent initialement sur une photographie réalisée à l’aide d’un téléobjectif depuis l’extérieur des bureaux de la firme.
Face à toutes ces tentatives de court-circuiter l’évidence d’une surveillance généralisée, la vidéo d’Anne-Charlottte Finel et Marie Sommer impose son inquiétante obscurité. Comme dans l’attente d’un événement à venir, les deux artistes opèrent un montage de plans fixes sur des structures que l’on devine à peine, où seules quelques sources de lumière viennent danser dans des nuits hésitantes. Cet événement, pourtant, est bel et bien là et a déjà lieu ; l’événement, ici, c’est l’image, ce grésillement des points qui la composent, indécis entre noir et blanc mais toujours à leur poste, ils dessinent la véritable cadence de la surveillance, cette somme incessante de données similaires, cet enregistrement vain et obèse du non-événement pour caresser l’espoir de piéger le moment « décisif », celui-là même qui justifiera la propre existence du dispositif. À crédit donc, la raison même d’une société de surveillance ressemble alors à l’erreur historique de la lecture de La Ronde de nuit de Rembrandt à laquelle l’œuvre emprunte son titre. Une apparence de sécurité aussi trompeuse que le tableau du maître, par la force de l’illusion, ne le fût ; nombre de visiteurs se laissent duper par l’obscurité de la toile autant que par son titre aux allures de piège, La Ronde de nuit représentant en réalité une scène diurne. Pareille à cette apparence, la surveillance généralisée et organisée semble bien préparer le lit cruel d’une désillusion en marche où tout événement, toute différence, risquent de s’araser sur une même surface, celle du « sentiment de sécurité ».
C’est là notre seule réserve sur le texte de présentation de la commissaire de cette exposition passionnante, Stéphanie Vidal, qui affirme que « tout », dans le monde est devenu « surface ». On peut penser au contraire, et comme le montre superbement ce parcours, que ce tout participe d’un décor prêt à accueillir l’événement pour mieux le réduire, le transformant en image répondant aux seuls critères définis par avance comme convenables. Que le réel lui-même, débarrassé de sa complexité, et ce « tout » tendent à devenir, sous l’effort de la surveillance, une seule et même surface capable d’écraser tout accident. Pas de réserve cependant sur les conclusions à en tirer ; dans cette optique, la fuite se confond avec la résistance et l’art semble en bonne voie d’en constituer l’une des principales armes.