Entretien — John M Armleder
Avec l’exposition All of the Above, le Palais de Tokyo donne carte blanche à l’artiste suisse John M Armleder. Jusqu’au 31 décembre 2011, il présente une sélection d’œuvres d’artistes de son choix, regroupées les unes contre les autres, sur un large podium en estrade : Certaines œuvres donnent des indices de leur visibilité, mais elles ne doivent pas être trop lisibles, dit-il. Cette rencontre est le moment d’un retour sur certains aspects qui jalonnent sa production.
Timothée Chaillou : Pour Joseph Kosuth un display est un agencement permettant la création de mouvements « dynamiques entre l’intégrité conceptuelle d’une œuvre et ce surplus de sens qui naît dans les associations et les montages ». Pourriez-vous nous parler de votre display d’œuvres exposées sur un large podium en escalier, All of the Above, présenté actuellement au Palais de Tokyo.
John M Armleder : Dans All of the Above, le display est exposé et il est partie intégrante de l’évènement ou de l’objet de l’exposition. Sans lui, cette pièce là n’existe pas. En l’occurrence, ce display est inspiré par des choses qui n’ont rien à voir avec l’évènement lui-même, mais par un souvenir d’une visite au musée du Caire lorsque j’avais une dizaine d’années : dans la salle des sarcophages, il y avait une foule de tombeaux dressés, et au fur et à mesure que les archéologues en découvraient de nouveaux, ils les plaçaient devant ceux qui étaient déjà exposés. On ne voyait alors plus ceux situés au fond ; de la même manière, dans une foule en marche, on ne distingue que les gens des deux premiers rangs — comme des intitulés. Étant petit, je m’étais faufilé au travers de ces sarcophages pour voir ceux qui se trouvaient à l’arrière. J’ai eu l’impression que les éléments que l’on ne distinguait pas apportaient autant d’informations que ceux que l’on voyait. Ainsi, la simple mise en place suffisait à établir un discours et à le faire partager. J’ai eu recours à ce souvenir lorsque nous avons préparé l’exposition du Palais de Tokyo et j’ai cherché à exposer plus d’œuvres qu’il n’y a de place pour les présenter. J’ai toujours voulu faire une exposition dans laquelle les œuvres prenaient beaucoup de place dans l’espace qui leur était attribué, des œuvres qui n’étaient pas adaptées au lieu. On a toujours cru que l’espace était au service de la mise en place de l’œuvre. C’est bien sûr une illusion. Lorsque l’on met quelque chose en place, avec un certain nombre de fausses routes possibles, les utilisateurs ont un usage beaucoup plus ouvert et une interprétation beaucoup plus démocratique de l’évènement. Ce qui m’intéressait avec All of the Above, c’est que le surplus d’œuvres par rapport à l’espace offrait une mixité d’appréhension des objets. J’avais aussi envie d’« encolonner » des objets comme ces personnages disposés de part et d’autre des temples asiatiques, vous regardant lorsque vous pénétrez dans le bâtiment. Ces objets appartiennent à une cosmologie spécifique, sans que ce soit une présentation hiérarchisée ou qu’il y ait d’élément signifiant. Ce schéma sous-entend que tout est inclusif : tous les sujets traités sont réunis et placés selon un principe d’équivalence. Ainsi, ce qui est présenté à gauche pourrait tout aussi bien être exposé à droite. Sans qu’il n’y ait véritablement d’axe de symétrie, il y a un placement purement opportuniste et pratique : le geste naturel de disposition tend à placer ce qui est plus grand en arrière, et ce qui est plus lourd à l’avant.
Un podium multiplie le coefficient de visibilité d’une œuvre présentée dessus, la rendant plus précieuse aux yeux des spectateurs. Ici, dans cette accumulation d’œuvres, est-ce le contraire ? Pour prendre une métaphore botanique, nous pourrions voir All of the Above comme une forêt épaisse tandis qu’un podium serait plus de l’ordre de la clairière.
Qu’on le veuille ou non, le dispositif implique une déambulation : au Palais de Tokyo, elle est frontale. On ne devrait d’ailleurs pas voir cette exposition autrement que comme une présentation de théâtre. Cela crée une sorte d’élimination de la troisième dimension, et l’on remarque que les visiteurs s’évertuent à distinguer ce qu’ils n’arrivent justement pas à voir. C’est intéressant, car cela crée une sorte d’agitation physique et intellectuelle, un soupçon : on a l’impression qu’il y a quelque chose qui nous échappe. Ce qui nous permet de revenir sur l’idée de la forêt, en songeant au fait que les premiers arbres cachent ceux qui sont derrière eux. L’autre aspect intéressant de cette présentation réside dans ce nivellement, cette situation qui peut être interprétée comme autoritaire et vertigineuse ou, au contraire, considérée comme extrêmement généreuse, car le mineur a droit à autant de respect que le majeur.
Est-ce que les artistes et les œuvres exposées sont les meilleurs candidats à votre goût personnel ?
On pourrait le lire de cette façon mais je n’en suis pas sûr. J’ai cet avantage, ou ce défaut, d’avoir un goût très éclectique, et d’aimer énormément ce que je crois ne pas aimer. Inversement, je me mets à détester ce que j’étais certain d’aimer. Tout le monde ressent cela un jour, on ne comprend pas des années plus tard comment on a pu un jour aimer un certain type de chose, et inversement. Le choix de ces pièces s’est d’abord fait de manière extrêmement pragmatique. Je déteste construire des expositions qui impliquent des efforts de moyens énormes. Il fallait en l’occurrence choisir des pièces qui étaient disponibles, n’impliquant pas de transports impossibles, sans démarches administratives lourdes : ces critères orientent 90% du choix.
Vous n’aimez pas faire transpirer.
Effectivement, je pense que j’active énormément les forces positives de la paresse. Dans tout ce que je fais, la solution la plus simple apparaît toujours produire l’effet le plus fort. Par exemple, si je veux faire une peinture bleue et que je n’ai que du vert, je la peindrai en vert, mais elle apparaîtra bleue à mes yeux. On peut faire la même chose avec la façon dont on veut exécuter un projet, une chose pouvant sans doute en remplacer une autre. Maintenant, il est évident que je passe mon temps à dire cela, et les gens passent le leur à reconnaître que c’est quelque chose qui relève de mes caractéristiques personnelles. Je pense n’avoir aucune identité, mais c’est un vœu pieu, aussi bien dans mes œuvres que dans mes mises en place d’exposition.
Avec ce tableau peint d’une autre couleur que celle de votre premier choix, le résultat est-il aussi estimable que pour celui qui aurait dû être peint avec la couleur voulue à l’origine ?
Peut-être faudrait-il prendre le chemin inverse. À mon avis, l’œuvre est produite par le spectateur, en ayant recours à un réservoir d’informations qu’il a reçues ou qu’il a recherchées. C’est ainsi que d’une manière évidente on ne va pas regarder aujourd’hui une œuvre de Fra Angelico de la même manière qu’à l’époque où elle a été peinte. C’est quelque chose qui est créé à l’instant même où on la regarde. En tant qu’artiste, et quand on a pris conscience de cela, on sait bien que ce n’est pas ce que l’on croit voir dans nos œuvres, que les gens verront. De la même manière, on sait que les impulsions que l’on a eues en produisant proviennent d’autres choses que de nous-même. L’art absolu du créateur n’existe absolument pas dans les faits. J’ai compris tout de suite que ce que j’étais en train de faire, d’autres le faisaient au même moment sous une autre forme, un autre habillage, que je sois là ou non : nous sommes tous des équivalents au fond. Par contre, si l’on prend cette idée trop à la lettre, on ne fait rien.
Donc vous renoncez au bleu, et vous prenez le vert puisqu’il est à votre portée et de toute façon, de par notre mémoire éminemment personnelle, subjective, sélective, oublieuse et pourtant riche, nous pourrions tout à fait nous ressouvenir d’une œuvre en l’imaginant d’une couleur qui n’est pas sa couleur réelle.
Oui, et l’on voudrait malgré tout savoir pourquoi il existe cette nécessité de faire ce tableau, qu’il soit bleu ou vert. Si je m’assois devant mes activités et leurs produits, je me dis qu’ils n’ont aucune espèce d’utilité absolue. Néanmoins, je me rends bien compte que j’y ai consacré toute ma vie, et donc qu’il doit y avoir une obligation ou une force suffisamment tendue pour nous pousser à faire cela. Quand on est jeune, on croit que l’on va changer le monde, et lorsque l’on arrive à mon âge, on se rend compte que le monde change tout seul, sans avoir besoin de nous. Si on le fait, c’est alors que l’on a besoin de se mettre dans cette situation pour avoir une vague conscience de notre existence. L’identité permet le repère en quelque sorte, de la même manière que dans All of the Above, ce sont tous ces différents niveaux qui permettent l’appréhension de l’ensemble. C’est ce que l’on essaye de faire avec sa vie en général, tout en sachant que l’on a une liberté de le faire, et que presque personne d’autre ne le fait dans cette société. Ce qui implique sans doute une responsabilité. Cette implication est difficile à déterminer mais une des conséquences de la conscience de cette responsabilité est sans doute ce qui nous pousse à agir plus que de ne faire qu’un tableau épisodiquement. J’ai moi-même toujours pensé que si je n’avais fait qu’un seul tableau, cela aurait été mieux mais à partir du deuxième c’est fichu, donc autant continuer.
Vous avez, à plusieurs reprises, formulé une même envie : « Je cherche à présenter mon œuvre en faisant comme si c’était celle de quelqu’un d’autre, en mettant cette distance » ; « j’ai toujours eu ce rêve de faire des œuvres que je ne reconnaisse pas ». Vous avez emprunté cette envie de non-reconnaissance à Andy Warhol. Bertrand Lavier, lors d’une discussion, qualifiait votre position comme étant « incompatible avec toute démarche artistique. C’est une mascarade que de dire cela et il faut bien avouer que les artistes aiment qu’on les reconnaisse ». Comment défendriez-vous votre point de vue ?
Est-ce que j’ai un malin plaisir à ne pas vouloir reconnaître mon propre travail ? Est-ce que c’est honnête ou pervers ? Je n’en sais rien. Peut-être un peu de tout cela, mais pas exclusivement. Tout d’abord, je ne pense pas que ma démarche soit si originale que cela. Je me garderai bien de contester une remarque que l’on peut avoir en tant qu’artiste du type : « Un tel l’a déjà fait » ou « c’est à l’image de ». Ça n’est pas un critère de jugement qui me paraisse valable, néanmoins il s’inscrit dans une façon d’identifier les choses. Ce souci d’originalité est quelque chose d’absolument culturel dans lequel on vit depuis son enfance. Le souci d’authenticité est inscrit dans notre langage. Mais, au Japon par exemple, on pourra vous montrer un temple en vous expliquant qu’il a 500 ans alors même qu’il vient d’être reconstruit : on comprend alors que c’est le concept qui a plusieurs siècles. La date de cette pièce étant dans son invention, et non pas dans sa matérialité. Il est très frappant de voir comme on s’attache à la matérialité de l’objet dans notre société, même si l’art conceptuel a permis une ouverture par rapport à cela, on reste attaché à cette notion tout à fait anecdotique qu’est l’authenticité. Je comprends pourquoi Bertrand Lavier est réfractaire à mon plan de travail. La signature fait partie de l’objet qu’il présente, et si on l’enlève, celui-ci n’est plus transmis. Il a la nécessité absolue de revendiquer sa position d’auteur. Je comprends parfaitement que l’on puisse fonctionner de cette manière, mais très sincèrement, je n’ai jamais cru être l’auteur de quoi que ce soit. Je pense que l’on n’a pas besoin d’inventer, et que l’art n’a pas besoin d’être inventé par ailleurs. Chez Bach, il y a des inventions dans la musique, mais c’est une forme d’exercice, c’est la seule invention qui soit possible selon moi.
Le Roi Lear défiait quiconque s’arrogeait le droit de lui dire qui il était, par refus de se voir assigné à résidence dans un domicile identitaire fixe. Dans ce sens, votre travail n’est pas réduit à une forme-logo, ou à un projet esthétique défini au préalable, avec des énoncés fixés dès le départ, pour défendre un territoire formel et esthétique clos. Vous préférez ne pas être assigné à une place discursive déterminée. Nous pourrions envisager un terme qui tenterait d’éclairer cette position : alterformalisme (le préfixe « alter » relevant ici à la fois d’alternatif et de multiplicité). Par renversement, tout ce discours sur votre production vous assigne à une place.
Le paradoxe réside dans le fait que plus on échappe à une définition, plus on en donne les éléments d’une nouvelle. Les gens sont emballés par certaines de mes expositions car ils y trouvent un peu de tout, pour tout le monde. Cela ne définit rien, mais en même temps le simple fait de le dire sert à proposer une définition. Enlever le cadre et le mur devient le cadre. J’ai la coquetterie de ne pas m’intéresser aux définitions que l’on attribue à mon œuvre ou à moi-même, et l’une des façons de le faire est de multiplier ces définitions. Un jour, je suis un peintre qui ne fait que des pois, un autre je fais des Furniture sculptures. Même dans les Pour paintings, les gens y voient différentes définitions.