Fabien Giraud & Raphaël Siboni — Casino, Luxembourg
Au Casino Luxembourg, le duo d’artistes construit une frise mythologique moderne de l’histoire de l’informatique avec un ensemble de huit vidéos appartenant au cycle The Unmanned.
Si l’ensemble The Unmanned était un opéra (et ce projet ambitieux vient largement en puiser les codes), The Axiom en serait l’ouverture. Cette vidéo agit comme le prologue de ce premier acte épique, composé de sept scènes : 2045 The Death of Ray Kurzweil, 1997 — The Brute Force, 1953 — The Outlawed, 1922 — The Uncomputable, 1834 — La Mémoire de Masse, 1759 — Mil trois cens quarante huyt et 1542 — a flood. Sept scènes et autant de méandres narratifs que L’Anneau du Nibelung de Wagner. À l’exception près que la mythologie à laquelle les artistes s’attaquent — si elle est fabuleuse et systémique — s’éloigne de l’allégorie et s’ancre dans la réalité bien matérielle de la technologie.
Présentée à deux reprises, The Axiom inaugure donc cette trilogie épique : la vidéo trône seule à l’entrée de l’exposition sur un moniteur suranné, tranchant avec l’image immaculée des autres œuvres. Elle révèle la lente captation d’une lame de métal découpant une plaque du même matériau, sans début ni fin. Filmé au microscope, le détail est tel qu’il nous amène vers un paradoxe : à cette échelle, quoi coupe quoi ? Une mise en perspective cosmogonique qui prédit le schéma rhizomique de The Unmanned. L’invraisemblance apparente de cette vidéo renvoie à une histoire de la technique qui fonctionne au-delà du temps et qui se génère en se passant de l’humain. Créée et propulsée par le calcul moderne, la machine n’a plus besoin de l’homme pour faire et évoluer. Comme dans le cinéma d’anticipation dystopique : l’autosuffisance de la machine est enclenchée et l’humain supplanté. The Axiom fonctionne également comme le générique d’introduction des vidéos. Respectivement de 26 ou 13 minutes (répété deux fois), les vidéos sont pensées pour finir et recommencer sur cette même séquence au même moment, dans une osmose bien orchestrée et sans faille.
C’est avec ce circuit d’images que Fabien Giraud & Raphaël Siboni entament une descente stratifiée vers les cercles troubles et vertigineux de leur œuvre.
Toujours inspirés par la peinture d’une fable universelle, les deux artistes ne laissent pas la musique au hasard (rien d’ailleurs, si ce n’est la vidéo auto-générative en image de synthèse, 1542 — a flood). Comme le main theme d’une saga hollywoodienne, la musique de James Blackshawn amène la dramaturgie sous-jacente du sujet à un niveau supérieur. À la fois générique d’introduction et de fin — car enfermé dans une boucle cinématographique —, le morceau lent et grave à la guitare sèche Celeste Part.1 enveloppe ce premier acte d’une aura contre-utopique. Issu du courant musical american primitive guitar, la mélodie brute et le jeu très présent de son musicien nous téléporte vers un monde en genèse, peut-être celui qui se forme sous nos yeux dans la vidéo 1542 — a flood.
Le récit est malmené et distordu par la fluidité inhérente de son sujet ; une technologie qui semble vouloir s’abstraire de toute linéarité et consistance. Malléable et vaporeuse, la narration de l’histoire humaine que racontent le duo d’artistes se dissout dans cette incapacité à faire forme (1922 — The Uncomputable). Chaque épisode fait resurgir une histoire symptomatique de l’inéluctable obsolescence de l’Homme face à l’évolution technique qu’il a lui même initié. Dans 1997 — The Brute Force par exemple, nous découvrons la pièce dans laquelle se sont affrontés le joueur d’échec Kasparov et l’ordinateur IBM Deep Blue.
Fabien Giraud & Raphaël Siboni montrent que l’humain — depuis un passé lointain jusque dans un futur proche déjà annoncé — tend fatalement vers un point de singularité1 (dont la vidéo 2045 — The Death of Ray Kurzweil est l’emblème) ; ce moment de dépassement technologique ultime de la machine sur l’humain.
1 La singularité technologique est « l’hypothèse que l’invention de l’intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles sur la société humaine. » dans Singularity Hypotheses, Springer, 2012