Interview Émilie Brout & Maxime Marion
Le duo d’artistes français, représenté par la galerie 22,48m2, participe à deux expositions collectives (suspendues), Persona Everyware au Centre d’art contemporain Le Lait à Albi et Human Learning au Centre culturel canadien à Paris, qui ont en commun de questionner notre rapport aux nouvelles technologies : un sujet au cœur des réflexions d’Émilie Brout et Maxime Marion dès l’origine de leur pratique.
Identités numériques, frontières entre public et privé, partage de données personnelles, abondance d’images, normes, illusion, surveillance… Les œuvres du duo explorent, par le détournement, l’infiltration, la mise en scène et l’enquête, les grandes questions profondément contemporaines de nos sociétés désormais impensables sans le numérique. Tels des pirates bienveillants, des fantômes du web, des enquêteurs masqués, ou simplement, des usagers comme les autres, Émilie Brout et Maxime Marion cherchent à comprendre les codes et mécanismes d’Internet, à travers une diversité de médiums. Tout comme leur atelier, la toile semble être pour le duo un terrain de jeu sans fin, un lieu d’expérimentations et d’interrogations où se dessine en creux un portrait mouvant de la culture du web.
Léone Metayer : De quel rapport à Internet est née votre pratique artistique ? Est-ce de la méfiance, de la fascination, de la curiosité ?
Émilie Brout : Je ne pense pas que ça soit de la fascination ! On y est venu assez naturellement, comme utilisateurs, mais aussi car c’est un espace qui concentre des rapports de pouvoir complexes et qui a profondément modifié notre relation à l’image ces dernières décennies. On y puise à la fois l’essentiel de notre matière comme ressource, et on l’emploie aussi parfois comme contexte de réception de notre travail.
Maxime Marion : En tout cas, on a un rapport de distanciation.
Pour votre projet Ghosts of your Souvenir (2014 — en cours), vous vous êtes immiscés à l’arrière-plan de photos de touristes, avant d’enquêter pour les retrouver en ligne. Les domaines du privé et du public se fondent l’un dans l’autre sur les réseaux sociaux, tout porte à croire que l’intime est une notion presque incompatible avec Internet. Vous-mêmes, dans votre vidéo A Truly Shared Love (2018), vous jouez le jeu en mettant en scène une partie de votre propre intimité avant de la publier sur la plateforme Shutterstock.
MM : La tension qu’il y a entre espace intime et espace public revient souvent dans notre travail. Ces deux projets sont des infiltrations. On s’insère dans des plateformes de diffusion publiques de manière subreptice. Pour Ghosts of your Souvenir, aux yeux des touristes, on est anonymes et invisibles. Mais en réunissant les photos et en les présentant dans une exposition, on peut nous reconnaître. Et même si on ne reconnaît pas nos visages, en observant bien, le spectateur peut se rendre compte de la récurrence de notre présence. C’est une forme d’incarnation littérale, comme une sorte de nœud, de tous ces transits d’images et de personnes dans le monde entier.
ÉB : Dans A Truly Shared Love, on met en tension quelque chose de très intime, un quotidien et, en même temps, on choisit de les diffuser sur des plateformes de stock d’images très standardisées.
MM : Oui, l’image de stock est une image complètement factice dont on sent la finalité commerciale (servir un produit). C’est une esthétique hyper normative, très loin du réel. On voulait utiliser ces codes mais pour donner un portrait sincère de notre relation, en tant que couple et artistes. On travaille actuellement sur la suite de cette vidéo. La première version prenait la forme d’un trailer — on avait besoin de passer par ce premier objet — et la deuxième sera un moyen-métrage qui va sortir bientôt.
ÉB : Ce qui nous intéresse aussi, c’est la double visibilité de ces travaux. On y a accès à la fois dans des lieux d’art classiques (une galerie ou une institution) mais aussi en ligne, ce qui offre une double lecture.
L’acte de déplacer l’image d’un lieu à un autre, permettant cette double lecture, répond-il à une volonté d’alerter les spectateurs sur le caractère public de leurs images en ligne ? L’exploitation des données personnelles est en effet un sujet très présent dans vos œuvres.
ÉB : La dimension critique n’est pas le moteur de notre travail.
MM : On met ces questions en critique mais il n’y a pas une volonté de message, de dire si c’est bien ou mal, d’avoir un rapport de valeur. Par ailleurs, la question des limites juridiques nous intéresse, comme pour Untitled SAS (2015-en cours), une société qu’on a créée qui joue avec les limites du droit et du commerce, et qui est aussi une infiltration.
Dans l’exposition Lignes de vie au MAC VAL, Ghosts of your Souvenir est exposé à proximité de l’œuvre CNI (2017) de Raphaël Fabre, qui a renouvelé sa pièce d’identité à Paris avec une photo réalisée à l’ordinateur — un geste d’infiltration qui brouille les frontières entre vrai et faux, réalité et virtuel, un trouble avec lequel vous jouez, vous aussi. De 2014 à 2018, vous avez d’ailleurs enquêté sur l’identité de Nakamoto, créateur du Bitcoin et exposé l’image de son passeport. Comment les nouvelles technologies modifient notre rapport à l’identité aujourd’hui ?
MM : Oui c’est une très belle pièce de Raphaël, par laquelle nous avions découvert son travail.
ÉB : Ce qui nous avait beaucoup intéressés chez Satoshi Nakamoto, le faux nom sous lequel se cache le ou les créateurs du Bitcoin, c’était sa force quasi mythologique. Nakamoto a produit un double affront : il a été à l’origine d’une innovation pouvant potentiellement remettre en cause tout le système économique mondial, tout en sachant dès le début parfaitement préserver son identité — ce qui est quasiment impossible à faire aujourd’hui. En ajoutant à ça sa potentielle fortune avec le minage des premiers bitcoins, on est face à un véritable mythe contemporain. Nous avons enquêté sur le peu de traces qu’il a pu laisser, en vue de produire un faux passeport symbolique, un portrait commandé sur le darknet et payé en bitcoins.
Vous utilisez souvent la réappropriation (de données ou d’objets) et l’algorithme, comme pour votre dernière vidéo b0mb (2018) : deux démarches empruntées au fonctionnement d’Internet, où tout n’est que copies et systèmes.
MM : Notre génération a complètement intégré ces mécanismes. Tout le monde va puiser des images et les réutiliser. On a donc recours à une pratique courante, même si, légalement, elle n’est pas tout à fait claire en France. b0mb est une vidéo générative en ligne, qui pioche directement dans les premiers résultats de Google Image. Une image en ligne est affichée un instant et disparaît ensuite. C’est comme une aire d’autoroute sur laquelle on peut voir un fragment de la culture web visuelle du moment. D’une part, ça nous semble naturel de rendre compte de pratiques qui sont largement utilisées sur la toile et, d’autre part, c’est un moyen de reprendre les rênes. Dans le cas de Shutterstock, on voit que tout est classifié, codifié, catégorisé. Chaque détail est normé et influe le regard. Reprendre ces codes et les détourner nous permet de reprendre une forme de contrôle sur ces choses qui nous dépassent.
Dans l’histoire de l’art, votre pratique s’inscrit dans une généalogie d’œuvres qui traitent des questions de l’originalité et de l’authenticité, initiées par les ready-mades de Marcel Duchamp. Y’a-t-il des artistes et des œuvres qui vous influencent à ce sujet ?
ÉB : On aime le travail de Rachel Rose, d’Oliver Laric aussi — je pense notamment à sa vidéo Versions (2012). Plus historiquement, à ce sujet on peut citer l’influence d’artistes comme Mark Leckey, Elaine Sturtevant ou Christian Marclay.
En quoi ces artistes ont marqué vos recherches ?
ÉB : Outre ses vidéos Versions qui réactualisaient cette question de l’original à l’ère du web, Laric a, parmi d’autres, beaucoup questionné les moyens et canaux de production et de diffusion dans ses premiers travaux. Ces problématiques nous semblent toujours importantes aujourd’hui.
A Truly Shared Love, par sa dimension standardisée, aussi bien dans la forme que dans le fond, révèle le rôle joué par Internet dans la construction d’une identité normative dominante, celle du jeune blanc hétérosexuel, beau et mince… Cette question n’était pas autant présente dans vos précédents travaux.
MM : C’est arrivé naturellement car on s’intéresse depuis le début aux stéréotypes et aux clichés à travers des projets comme Dérives (2011-2014), qui emploient des images emblématiques du cinéma. Là, on s’est déplacés vers les normes. Nous-mêmes, on est un couple blanc hétérosexuel…
ÉB : Oui ça nous occupe de plus en plus et c’est par ce projet qu’on le met vraiment en question. Il y a d’une part ce que porte l’image — on essaie de suivre le cahier des charges de ces plateformes au plus près — et d’autre part l’écriture qui vient lui répondre, autour des mots-clés. À chaque fois qu’on poste une image sur ce type de plateforme, on l’associe à des mots-clés très normés. Tout est dans une case, rien ne déborde. On essaie de jouer avec ce registre : on emprunte ce langage, mais parfois, par une subtilité d’écriture (en ajoutant un article, en appuyant une intonation dans la voix off…), on l’emmène vers un autre registre.
La vidéo a-t-elle déjà été achetée via ces plateformes ? Si oui, avez-vous la possibilité de savoir pour quels types de produit ?
MM : Nous n’avons pour l’instant publié que quelques scènes, pour validation. Nous attendons d’avoir réalisé le film pour publier tous les plans. Pour le moment, il n’y a donc pas eu de vente, mais si cela arrive on cherchera évidemment à en retrouver la trace et voir où cela peut mener !
Nos libertés individuelles sont particulièrement en danger en ce moment. Certains États saisissent l’occasion de la pandémie de COVID-19 pour durcir le contrôle des populations, notamment via le numérique. Le gouvernement français prépare l’application « Stop Covid » pour tracer les personnes contaminées par le virus… Le lien entre nouvelles technologies et surveillance est-il un sujet qui vous préoccupe et vous anime ?
ÉB : C’est sûr qu’on peut être inquiet, surtout dans des moments comme celui-là. En confinement, on a ce besoin assez essentiel d’utiliser Internet — que ça soit dans le travail ou dans le maintien des rapports avec les proches — et en même temps, on voit bien les limites que notre utilisation peut avoir. Il faut être très vigilant et remettre cela en question juste après la fin de la crise.
MM : Dans notre prochain film, l’idée de surveillance domestique est plus présente et développée. Il y a beaucoup d’écrans et outre notre chat, on a plusieurs compagnons, comme la lampe Somneo : un simulateur d’aube et une aide à l’endormissement qui enregistre des données pendant qu’on dort et qui les met sur un cloud. La lampe s’immisce dans notre vie jusqu’à notre sommeil… Plusieurs robots sont omniprésents dans l’environnement et apparaissent sous leur double-jour, réconfortant ou menaçant selon les moments.
Ce sont des objets que vous utilisez vous-mêmes ou que vous avez convoqués pour ce film ?
ÉB : Beaucoup ont été convoqués pour le film et nous pensions nous en débarrasser par la suite pour la plupart. L’aspirateur Roomba, par exemple, travaille seul mais demande beaucoup de soin, il est assez attachant finalement. Mais l’accumulation de ces espèces compagnes dans l’espace domestique produit un sentiment étrange, science-fictionnel, voire anxiogène quand il s’agit d’appareils connectés à un cloud.
Dans nos sociétés, les objets qui nous entourent sont aussitôt fabriqués, aussitôt achetés, aussitôt jetés… Avec la série Return of the Broken Screens (2015), vous donnez de la valeur à des smartphones détériorés par des compositions vidéo personnalisées. En transformant l’identique en unique, votre geste est un contre-point au capitalisme et à son caractère autodestructeur. Qu’en est-il de la notion de valeur aujourd’hui, un sujet fréquent dans vos œuvres ?
MM : C’était l’idée de « revaloriser » les objets, d’aller à l’encontre de l’obsolescence programmée avec une technique traditionnelle, s’inspirant du kintsugi, une méthode japonaise de réparation des porcelaines au moyen de laque et de poudre d’or. Tout à coup, l’écran s’extrait, devient unique.
ÉB : Ça pose aussi la question du marché. Comment peut-on emmener dans un marché de l’art des objets qui portent déjà une fin ? Qu’est-ce qui fait valeur ?
MM : C’était pareil pour Untitled SAS, une société vide, où il n’y a rien à part des statuts et des actionnaires. C’est par le jeu des achats que ce rien prend une véritable valeur historique. Au final, dans ce projet, la vraie valeur, c’est la qualité de l’actionnariat.
ÉB : Oui et y a aussi Les Nouveaux Chercheurs d’or (2015-2016) : une série de pièces avec des échantillons dorés qu’on a reçus gratuitement et collectionnés. On a ensuite essayé de retracer le circuit de production pour chaque objet et au final, on présentait juste cet échantillon très pauvre, qui pouvait même sembler assez cheap. En regard de cela, on rendait visible le parcours international que l’échantillon avait effectué et les moyens humains et matériels colossaux nécessaires à sa production.
Cela fait écho à Gold and Glitter (2015) composée d’un iPad doré, de GIF animés dorés et d’objets trouvés dorés… Ou encore votre installation Fireplace (2018) qui regroupe des vidéos de feux de cheminées. Vos œuvres ont aussi en commun d’évoquer l’artifice, le factice.
MM : Oui, pour Fireplace, ce sont des images pauvres, très archétypales, accessibles en continu, mais le fait de les mettre ensemble, dans une installation, provoque quand même quelque chose physiquement.
EB : A Truly Shared Love rejoint un peu cette préoccupation de l’illusion et du factice. Dans le montage, les astuces sont visibles, l’artifice est au premier plan. Bizarrement, quand tout est donné, quand tout est visible, ça permet d’accéder à quelque chose d’autre.
MM : On n’est pas dans une manipulation insidieuse. En mettant en évidence les mécanismes de fabrication de l’image qui nous intéressent, on véhicule une émotion sous-jacente.
Votre vidéo Lightning Ride (2017) paraît assez singulière par rapport à l’ensemble de votre œuvre. Comment vous est venue cette idée ?
EB : Cette vidéo rejoint aussi d’une certaine manière cette approche anti-illusionniste, par l’effet de peinture à l’huile Photoshop qui vient lisser et uniformiser les images trouvées en ligne. Ces documents amateurs montrent des participants se faisant taser volontairement pour avoir le droit d’utiliser l’arme électrique par la suite. En découvrant ces vidéos, nous avons été frappés par la quantité de références à l’iconographie religieuse qui s’y trouvaient : visages extatiques, positions de prière, baptêmes évangéliques, stigmates…
MM : On peut en effet y voir une forme de communion entre le corps et une arme de contrôle de masse, reliés par le flux électrique, sorte de version contemporaine de la foudre romantique.
Pensez-vous que la crise actuelle est un sujet dont vous aurez envie de parler dans vos créations à l’avenir ?
MM : On a plutôt tendance à prendre le temps avant de s’attaquer à des sujets très liés à l’actualité. Le projet sur lequel on est en train de travailler a déjà une sorte d’écho avec la situation actuelle. Il sera reçu différemment de ce qu’on avait prévu. Ça peut être intéressant !
EB : Cette crise résonne déjà avec nos préoccupations et je pense qu’elle finira par transparaître dans nos pièces, mais pas frontalement.
Enfin, une dernière question, est-il plus difficile ou plus facile de créer à deux ?
MM : Pour nous, c’est facile. Ça s’est fait naturellement. Au début, on avait une pratique en solo. Mais puisqu’on est un couple, on partageait constamment nos idées et finalement on ne savait plus dissocier l’importance de l’implication de l’autre.
EB : On passe notre temps à discuter, à tout remettre en question, c’est notre méthode de travail, le ping-pong constant.
MM : On n’est pas dans un rapport de compromis. Il faut qu’on soit tous les deux excités par quelque chose. S’il y a un point de doute, on en discute pour trouver la forme qui nous convient à tous les deux. C’est chouette, ça marche bien !
Plus d’informations sur l’exposition Persona Everyware au Centre d’art Le Lait d’Albi