Jesse Darling — Prix Turner 2023
Le Prix Turner 2023 a été décerné ce 5 décembre à Jesse Darling, un poète de la matière dont les installations et sculptures rendent hommage à toutes les formes d’êtres et d’objets rejetés, relégués dans les arcanes de l’oubli pour en fabriquer une fragile et sensible comédie.
Représenté en France par la galerie Sultana, Jesse Darling, né en 1981 à Oxford vit en partie à Berlin et a été formé à Central Saint Martins et à la Slade School of Fine Art, dans laquelle il obtient son Master of Fine Arts en 2014. Il est principalement reconnu pour sa pratique de la sculpture qui met en scène, à travers des matériaux simples (béton, fer, plastique), des formes apparemment déséquilibrées.
Reflets des hiatus, conflits et défauts de communication entre les êtres humains, elles donnent corps à une fragilité qu’il estime essentielle dans la construction de son travail et la construction d’une identité. Ménageant ainsi une place à l’échec, il maintient dans toute création une part d’impensé et d’oubli qui témoigne de son souci des autres autant qu’elle réussit ce rare exploit de rendre tangible un refus d’imposer une quelconque autorité. La trace, visible ou effacée dans l’histoire constitue l’un des axes majeurs de son travail, explorant les conditions de réussite au sein même du monde artistique qu’il habite et côtoie.
C’est donc à la marge, tenant compte de sa réception comme des conditions d’existence de toute œuvre d’art que Jesse Darling avance et construit depuis une vingtaine d’années un corpus aussi engageant qu’engagé, reflétant la conscience aigue qu’il entretient face aux institutions, face aux normes sociales. Au cœur de ses installations, c’est alors nos places, nos identités, qui que l’on soit, qui sont mises en jeu et de ce dialogue émergent les conditions d’une compréhension ou à tout le moins d’une appréhension de l’autre.
Ces marges, lui-même ne cesse de les arpenter, cherchant au sein de lieux indéfinis, zones abandonnées par l’urbanisation, des matières à images, à rencontres de formes créant des chimères fantastiques et riches d’histoires inconnues. En témoigne la vidéo qu’il présente au côté de son installation pour le Prix Turner au Towner Eastbourne, un road-trip à travers l’Angleterre qui le voit enregistrer lui-même la matière de son inspiration. D’une sensibilité rare, elle accompagne ses pensées face à des paysages souvent désolés et rarement filmés pour ce qu’ils sont dans laquelle il confie que « le problème, c’est que tout, que chaque chose est simplement trop belle et intéressante ».
Invité par le Palais de Tokyo lors de l’exposition Exposées, d’après Ce que le Sida m’a fait d’Elisabeth Lebovici, il réalise alors une pièce en hommage à l’artiste Felix Gonzalez-Torrès constituée des rebuts de ses installations dans différentes présentations muséales. À cette occasion, il écrit un texte particulièrement fort consacré au devenir des choses comme des corps, des idées comme des œuvres :
« La canonisation enferme sa propre nature meurtrière. […] Pour chaque Wojnarowicz ou Gonzalez-Torrès — qui, peut-être malgré vous, ont été représentés dans le mainstream comme des martyrs exemplaires, des porte-étendards, des vaches à lait, des enfants-vedettes — il y avait des milliers d’artistes, d’artisans de personnages dont les essences auraient pu nous aider à réfléchir à l’art perdu à cause du sida. Ces personnes n’avaient ni galeries ni fondations pour perpétuer leur nom ou leur héritage, et c’est leur perte qui me touche le plus aujourd’hui.
Ce sont des individus qui ont pris le temps de développer leur pratique, qui étaient en avance avant que quiconque puisse percevoir leur travail. Ce sont des individus qui ne vivaient ni à New York ni à Paris. Ce sont des individus qui montraient une ambivalence par rapport au Grand Art, des personnes qui travaillaient dans des scènes DIY où le chaos vivant n’était qu’un anathème pour les archives. Ce travail est pour elleux. Et pour moi. Et pour l’oubli continu de la mort à travers toute institution culturelle, religieuse, ou étatique qui finit par écrire le récit de celleux qui ont réussi et de celleux qui n’ont pas réussi. »
À travers sa création, c’est ainsi une part d’oubli qu’il tente de réparer. Ainsi, son utilisation souvent drolatique et inspirée de formes de banales, de rebuts du monde traduit, derrière la force sensible d’un humour omniprésent, la capacité de faire de tout objet un reliquat d’une mémoire célébrée, une habileté indéniable à faire émerger le spectaculaire. Le banal devient exceptionnel et le quelconque dessine le décor d’une fête fragile mais bien vivante, un plaisir blessé.
Conjuguant formes organiques, plastiques brillants et métaux pauvres, lignes minimales, végétaux et pièces d’anatomie, son œuvre renferme un carrousel de symboles qui, en mettant en scène l’espace, réorganise à sa manière un chaos jouissif de toutes les beauté possibles.
Prix Turner 2023, jusqu’au 24 avril 2024, Towner Eastbourne, Royaume-Uni