Justin Fitzpatrick — La Ferme du Buisson, Noisiel
La Ferme du Buisson présente une exposition monographique de Justin Fitzpatrick aussi vertigineuse d’esprit qu’ancrée dans une lecture sensible du monde. Une tension qui n’a rien du paradoxe chez cet artiste qui conjugue l’exigence d’une pensée désenclavée, portée par la science et l’imaginaire à une pratique plastique génétiquement poétisée.
Embrassant avec une rare intelligence la complexité de son œuvre, l’exposition Ballotta, sous le commissariat de Thomas Conchou (qui signe pour l’exposition, c’est à noter, un texte remarquable de précision et de justesse), offre à l’artiste un espace d’expression d’envergure qui dévoile sans la dénaturer la profondeur et la justesse d’une démarche à la croisée des disciplines, à la lisière des formes qui inscrit dans son expression la nécessaire poursuite de son déploiement.
La métaphore, chère à l’artiste, est essentielle ici pour figurer la vie ; un principe essentiel produisant, par rapprochement, une multitude de séquences poursuivies (mais pas linéaires) qui en font résonner le sens. De la sorte, le parcours de Ballotta fixe des problématiques pour présenter trois variations illustratives qui son autant de chapitres immersifs dans les arcanes du vivant. Dans chacune d’entre elles, la mise en forme de l’artiste invente sa propre esthétique de figuration pour ériger des structures lisibles (les membres et organes de corps peuplent des structures en réseaux impliquant matières, objets et ornements) qui répètent, à leur manière, ce qui agit en permanence mais ne se voit pas. Comme une dissection de l’infini, l’isolement du processus devient à son tour phénomène et installe dans l’espace une formule chaque fois renouvelée de règle d’observation, quitte à maintenir à distance, en hauteur sur des cimaises des œuvres qui ne révèlent leur secret qu’à « bout portant ». Une manière de maintenir une forme de suspens, un jeu de volume qui fait glisser une goutte invisible à hauteur de géant. Ce qui se perçoit n’est pas ce qui se voit ; la forme plastique embrasse le rôle de métaphore absolue, tenant lieu d’illustration formelle et illustrant en même temps le principe général de la possibilité de représentation.
Dans cette complexification du réel, le texte de Diderot Le Rêve de d’Alembert nourrit l’exposition et distille dans ces œuvres les fragments d’inventions hallucinées des protagonistes de ce dialogue où cohérence et systèmes se conjuguent à l’imaginaire et à la fantaisie. Tantôt impassibles, tantôt hallucinés, les regards convoquent tour à tour l’émotion et une plus rêche vision scientifique, une figure humanoïde à partir de laquelle remonter les cours des multiples théories autour de lui formulées. Car il est également ici question d’une question fondamentale de la pensée moderne, la naissance du « je » et les conditions de sa possibilité. L’humain et l’animal cèdent ainsi leur primauté traditionnelle pour laisser place à « ce » qui les meut et n’apparaissent ici souvent que par extraits, par détails au sein de structures sculptures marquées par un travail d’ornementation.
Par analogie, l’ornement, le décoratif et le fonctionnel s’associent alors sur un même plan que le spéculatif, l’imaginaire, la réflexion et, pour une certaine part, la science. Dans cette formalisation de la déconstruction hiérarchique (qui tient plus de l’élévation de chacun des champs représentés que de l’arasement de leurs différences) et l’intensité de sa force plastique, Fitzpatrick réussit ce tour de force d’illustrer comment l’idée, la réflexion, pour aussi justes qu’elles peuvent être, doivent épouser leurs époques, se donner comme « commodes » et « fonctionnelles » pour les multiples dimensions qui les entourent. Cette dimension collective de l’idée est essentielle, elle se garde contre elle-même du fantasme de l’idée pure de solution univoque pour prouver que la vérité ne se formule (car elle ne se comprend) qu’à la faveur de sa résonance. Le mouvement plutôt que l’aboutissement, le précipité plus que la solution, .
De même que l’on percevrait la pensée comme « une assemblée qui fédère les volontés de chaque cellule de notre corps » (extrait du livret d’exposition), une harmonie de « ballotta », ces balles placées dans des urnes lors de votes, la réalité ressort d’un même principe de concordance qui seul garantirait sa tenue. C’est ainsi que ressort toute l’intelligence du parti-pris d’une scénographie minimaliste qui, d’un peu sage qu’elle peut sembler, se révèle plus que radicale. Elle prend à rebours les dimensions fantastique et fantaisiste de l’artiste pour les enraciner dans une gravité et une matérialité qui soulignent leur vertu concrète et totale. Car ce précipité d’idées, d’informations, de déformations et de reformations, s’il passe par des jeux de masque, d’’illusion et de métaphore, reste profondément ancré à son terrain de diffusion. Fitzpatrick ne perd jamais de vue le champ politique et sa manière d’aborder biologie et métaphysique constitue elle-même une stratégie de réponse à des problématiques quotidiennes, des rapports de domination et d’affirmation de sa singularité s’inscrivant à plein dans le réel et combattant sa brutalité.
En renversant le paradigme de la science et de l’observation, il fait du mouvement intérieur, de la cellule comme de la résonance magnétique un motif qui résiste, s’étale ostensiblement et se répand au sein de l’espace d’exposition. La radicalité et la rigueur d’attendus d’une société qui taille plus qu’elle ne sculpte les identités se retournent alors au final comme on écarterait l’enveloppe de la chair pour faire des entrailles, de l’être, l’ornement suprême de notre tenue de combat.