Maude Maris — Interview — Galerie Praz-Delavallade
La galerie Praz-Delavallade accueille une nouvelle exposition de Maude Maris qui allie depuis une dizaine d’années une peinture sensible, délicate et issue d’un processus rigoureux et passionnant. Avec Seer and Seen, l’artiste remet en jeu sa propre approche en proposant une série consacrée à l’animalité qui suspend sa pratique conceptuelle sans perdre pour autant de vue sa réflexion sur la représentation.
Ses figures animales, émergeant dans un délicat entre-deux où la nature sauvage le dispute à la mise en scène, rejoignent son souci de brouiller l’évidence de notre regard sur le monde, tout en l’embrassant jusque dans sa dimension la plus quotidienne. Pour Slash, elle développe plus en profondeur la nature de cette nouvelle série et dévoile les fils qui la relient à sa démarche générale.
Avec cette nouvelle série présentée à la galerie Praz-Delavallade, vous opérez un changement radical dans la réception de votre peinture en même temps que l’ensemble est parfaitement maîtrisé et vraiment cohérent ; comment est-elle née et la voyez-vous vous-même comme une rupture ?
Maude Maris : Dans la réception cela peut effectivement apparaître comme une rupture tout simplement parce que je n’ai pas montré tout le travail de transition, mais vu de l’intérieur les choses se sont passées par étapes. En réalité ce sont d’abord les modalités du travail qui se sont modifiées, j’ai simplement abandonné les petits moulages comme matrice des tableaux. Mais cela s’inscrit dans un ensemble de changements, le contexte de vie, certains évènements… quand notre vie change, le travail suit.
On oscille comme toujours dans votre travail entre réalisme des figures et figurations réalistes d’objets eux-mêmes irréels, cette tension est-elle encore primordiale dans ces tableaux ?
Le réalisme ne se pose plus comme une part essentielle du travail, il m’était nécessaire pour rendre tangibles des objets dont l’ambiguité rendait leur existence incertaine. Les questions de représentation se posent toujours, et notamment celle de la genèse du tableau, et ce qu’elle génère en terme de “style”. Si auparavant les étapes de moulage puis de photographie m’amenaient à un résultat réaliste, aujourd’hui mes sources sont diversifiées au point d’aboutir à des modes de représentation beaucoup plus variés. Par exemple les sujets de certaines peintures ont pour origine des dessins d’après photo, tandis que d’autres arrivent très directement sur la toile d’après un souvenir vécu. La tension réel/irréel s’est plutôt déplacée vers l’articulation d’une figure avec une surface picturale plus abstraite.
Le titre même de l’exposition, “Seer and Seen” impose cette dualité d’une vision objective et d’une vision intérieure. La création physique de vos sujets (moulages, objets uniques) est-elle une façon de distancier l’objectivité du regard du spectateur de l’image produite, de brouiller ses repères pour mieux exprimer le geste du peintre ?
Seer and Seen est un extrait d’un vers de la poétesse britannique Kathleen Raine1, il m’a frappée d’abord visuellement, il s’agit du verbe “to see” dont la terminaison varie, puis il a résonné très directement en peignant, je regardais des animaux qui nous regardent, voire qui se regardent. Ensuite c’est tout-à-fait juste, j’ai vraiment l’impression d’avoir retourné ma vision du monde comme un gant, en laissant de côté mes objets de plâtre, je suis passée d’un regard distancié sur les choses à un regard depuis l’intérieur, subjectif, intime, qui a modifié ma façon de peindre.
Le jeu sur les échelles, les perspectives acrobatiques et les abandons volontaires de traits participent-ils alors d’une volonté d’installer un voile onirique sur le réel ou au contraire, compte tenu de votre processus de travail de trouver dans la représentation du réel les failles de sa cohérence supposée ?
Dans l’exposition se trouvent plusieurs anomalies intentionnelles, des corps inachevés, des décalages d’échelles entre les animaux eux-mêmes, comme dans “Does it work in theory ?” ou avec leur environnement, comme dans “Commensale”, ou même dans les titres, pour moi il s’agit plutôt de créer une poésie dans le tableau, de le laisser ouvert, une façon de ne pas tout résoudre.
Le texte de présentation de l’exposition évoque une pratique plus libre de la peinture dans cette nouvelle approche, de même qu’un rapport à votre environnement quotidien immédiat (la Normandie), y voyez-vous la possibilité d’une expression plus intime ? Cette figuration plus libre correspondait-elle à une pratique personnelle ?
Oui je partage ma vie entre Paris et la Normandie depuis plus de dix ans, et ces dernières années j’ai développé une pratique de peinture sur petits formats, en dehors de tout dispositif, mais que je ne montre pas. En Normandie je suis dans un endroit très isolé, où la présence animale est très forte, dans toute sa rudesse également, ainsi que la végétation environnante. Tout cela a préparé et alimenté ce qui est arrivé dans mes dernières peintures, et a déplacé ma manière de peindre. À la galerie on peut voir trois petits formats sur toile libre qui font partie d’un ensemble plus large, une série légère et spontanée, comme des “dessins peints” qui ouvrent encore le travail.
La figure de l’animal fait un retour remarqué dans la figuration. Est-elle une manière pour vous de toucher une altérité indépendante mais qui peut s’apprivoiser, un domaine fertile qui mêle séduction (la présence forte d’images animales sur les réseaux sociaux) et incompréhension (une communication sans langue) ?
J’ai toujours eu une profonde attirance pour l’animal non-humain, je m’intéresse à l’éthologie depuis très longtemps, et la plupart de mes peintures depuis trois ans représentent déjà des animaux, à la différence qu’ils étaient jusqu’ici pétrifiés par les étapes de moulages et de photographie. Ils sont vivants aujourd’hui mais surtout les sources sont différentes, les premières toiles de l’exposition doivent effectivement beaucoup aux réseaux sociaux, j’avais en tête les images d’amitiés interespèces parce qu’elles touchent tout le monde, tout en étant un peu honteuses, chacun.e avoue avec quelque gêne qu’iel peut passer des heures à les regarder. Et picturalement c’est très stimulant de réfléchir à la manière dont deux formes animales peuvent se rencontrer, et surtout comment on peut traiter la tendresse en peinture sans être mièvre. Ce qui m’importait aussi, c’est qu’ils se tiennent là aussi simplement que possible, sans être des symboles d’autre chose comme ils le sont souvent dans l’histoire de l’art, qu’ils ne racontent pas une histoire, même si malgré tout ils ont une dimension quasi métaphysique. L’incompréhension était également une donnée essentielle, ou plutôt l’acceptation de la complexité, de l’altérité, renoncer à tout interpréter.
L’urgence écologique résonne nécessairement avec le choix de représenter l’animal, la question politique est-elle une dimension qui vous intéresse ?
Je ne crée pas des images militantes, mais évidemment la question politique est là, d’abord dans mes lectures, notamment Révoltes animales, de Fahim Amir, aux Éditions Divergences, qui explore des cas de résistances animales, en décalant notre vision de l’animal comme victime, une perspective largement utilisée par les militants de la cause animale. L’auteur digresse à partir de situations où le non-humain s’adapte de façon inattendue et tire son parti d’une activité humaine censément nocive. Comme Robert Wiesenberger le dit dans le texte de l’exposition, les animaux que je représente n’ont pas pour public cible l’être humain, ils existent pour eux-mêmes. On retrouve la “beauté inadressée” dont parlait le zoologiste suisse Adolf Portman, une beauté libérée de tout utilitarisme, de toute fonctionnalité, c’est une idée très politique. Par ailleurs ces sujets cherchent leur place dans un espace, ici celui de la peinture mais bien sûr aussi au delà du tableau.
On lit de nombreuses références dans vos tableaux avec un tropisme intéressant vers l’impressionnisme, quelles figures de l’histoire de l’art continuent de vous marquer et, dans le cas de cette série, d’autres filiations sont-elles apparues ?
Oui j’ai laissé de lointaines réminiscences refaire surface de façon très spontanée, par exemple Redon mais plutôt par ses pastels, et aussi des peintres moins évidents comme Susan Rothenberg que je regardais il y a vingt ans, qui me paraît essentielle aujourd’hui, elle fait partie de mes adoré.es, ceux et celles qui me procurent toujours un choc, comme Miriam Cahn. Un autre artiste m’a beaucoup accompagnée, Hans Wigert, un peintre suédois à la poésie âpre. L’Egypte ancienne également. En fait mes dernières toiles puisent autant dans les réseaux sociaux et dans mon environnement que dans l’histoire de l’art.
Savez-vous d’ores et déjà comment évoluera votre pratique dans les mois à venir ?
Non et je m’en réjouis !
Maude Maris, exposition Seer and Seen à la galerie Praz-Delavallade, du 18 novembre au 06 janvier 2024 Plus d’informations ici