Wang Bing — Le BAL, Paris
Le BAL présente L’œil qui marche du cinéaste Wang Bing qui trouve dans ce format une caisse de résonance exceptionnelle à la réception de son œuvre. Reconnu sur la scène cinématographique internationale au début des années 2000 avec un documentaire de plus de neuf heures consacré au démantèlement de l’un des plus grands sites industriels de la Chine, Wang Bing poursuit depuis un œuvre cinématographique marqué par son emprise sur le réel et sa capacité à en faire éprouver la pesanteur.
La radicalité de la démarche passe donc par l’abstraction d’un contexte qu’il s’agit pour le regardeur de reconstruire pour en retrouver la place, fondamentale. Figure du cinéaste au travail, narrateur opiniâtre d’un présent qu’il construit dans l’acharnement d’une démarche qui ne peut que symboliser la lutte, Wang Bing pratique un cinéma de l’action, un témoignage en cours qui n maque pas pourtant de porter, par sa démarche, ses choix et ses coupes, un regard singulier sur le combat des hommes pour apprivoiser leurs machines, sur le combat des hommes pour tenir les rênes des machines qu’ils sont eux-mêmes. Un regard comme une fenêtre sur ce qui n’est pas montré, sur ce qui, par définition n’intéresse pas, un regard sur l’anonyme qui n’a définitivement plus rien de transparent.
Le paradoxe, bien involontaire, de Wang Bing est pourtant de se situer entre deux paradigmes, une Chine qui refuse de montrer son réel et l’idéalisme en interne et un monde occidental ravi de mettre à jour les aspects infamants d’une politique de la censure. Dans cette lutte idéologique assumée et désormais ouvertement affirmée des deux côtés, les coups portent avec encore plus d’acuité et ouvrent des perspectives nouvelles dans un travail qui, lui, n’a d’intérêt que pour sa façon de résonner. Comment s’émanciper, même lorsque la cause est juste, de toute servilité et ne pas tomber dans l’envers de l’excès ?
Par le travail certainement et la capacité à mobiliser son énergie sans entrer dans la symbolique, se contenter de documenter, poser le maximum d’éléments pour ne pas concevoir uniquement le procès mais porter à la connaissance les pièces à convictions, fournir les rouages à la matrice possible d’une évaluation des forces d’oppression. En ce sens, Wang Bing tente de conserver cette posture latérale, ce pas de côté qui, ici, s’avère salutaire pour empêcher toute récupération. Une pudeur et une retenue qui n’enlèvent rien à la force profonde de son travail, à la vague de fond qu’elle semble appeler de ses vœux pour offrir une voie de sortie à cette tentaculaire emprise d’une État sur un peuple.
Paradoxalement, la démesure évoquée dans le texte de présentation de l’exposition est corrélative à l’échelle purement humaine du cinéaste, un homme seul et sa caméra partis à l’assaut d’une organisation d’abord physiquement colossale puis structurellement liée à des enjeux plus éloignés encore.
Dans la première salle, les rythmes se croisent, on chemine sur les voies lourdes d’un train de marchandise, on suit ensuite, caméra à l’épaule le cinéaste dans sa progression au sein d’un bâtiment dont le les vapeurs, la lumière ocre et le délabrement de ses pièces communes participent à la lourdeur d’une atmosphère rendue irrespirable.
Issues de son premier coup d’éclat cinématographique qui sidéra le monde lors de sa projection de ses neuf heures à la recherche de traces et de réponses au cœur d’une des plus grandes usines de sidérurgie démantelées de Chine, ces images s’intègrent dans un dispositif réussi qui multiplie les contrepoints aux témoignages qui constituaient alors une partie isolée du film A l’Ouest des rails (2003). On parle alors de centaines d’heures de tournage, un travail titanesque et pourtant goutte d’eau assumée face au Léviathan du développement industriel sur place, sa mutation constante et l’histoire invisible de chacun de ses membres. La captation d’un bain pris par un ouvrier répété ici en boucle, sans un mot, s’impose comme une nécessité de survie, nous mettant aux prises avec une industrie qui exige des hommes la mise en danger de leur intégrité pour fonctionner. Une vérité qui a cours non seulement en Chine mais fait indéniablement écho à toutes les industries de notre monde, renvoie à tous les continents dans leur globalité, jouissant de la mise en danger de la santé des uns pour la création des outils, quand il ne s’agit pas de produits de consommation, des autres.
En ce sens, les ramifications de sa position, loin d’être une diatribe contre la Chine seule, met le monde entier face à ses responsabilités, face aux exigences incessantes d’une économie qui se nourrit de l’autoritarisme de sociétés dont il rétribue économiquement la soumission. Pas d’angélisme ici, chaque outil nécessaire à la monstration même de cette réalité employé par le cinéaste (projection, déplacement, caméra numérique) participe de cette réalité.
En exergue, cette citation très évocatrice : “Je n’ai employé aucune méthode, je n’ai fait que me rapprocher constamment”. Une description à l’image du mouvement de fouille en profondeur et, étrangement analogue aux images en temps réel de reportages d’actualités, suivant le cinéaste dans sa progression, partageant alors directement avec le spectateur la chaîne causale de ses recherches. C’est cette proximité, cette gémellité des points de vue dans la progression du temps qui rend son œuvre si fort. On rejoint alors presque naturellement l’intimité de ces corps qu’on a suivis, évoquant les conditions de leur travail, à la manière, nous laisse penser Wang Bing, dont lui-même a fait la rencontre et poussé encore un peu plus loin son oeil.
Le cœur de l’exposition, qui suit cette première salle alterne alors les rythmes et, si elle met les hommes et les femmes en avant, montre les biais pour les déshumaniser, les parquant dans des cages réduites (Père et fils, 2013), les automatisant dans un geste hypnotique (15 heures, 2017) ou suivant leur quotidien dans l’enfermement d’un asile (À la folie), entrecoupés d’épopées de monologues vertiges qui déportent les injonctions d’un pays et les craintes d’un peuple laissé sur le bas-côté d’une évolution économique en trompe-l’oeil.
Wang Bing filme tous les temps qui passent, le temps des horloges, réglé et implacable, comme celui des affects, plus terrible encore, des illusions et désirs perdus dans une multitude de stases qui s’opposent au bouillonnement d’activités qu’exige l’économie. Sans préambule, évitant les plans larges et autres introductions descriptives, il nous installe tour à tour sur un poste de travail d’une usine de confection, dans l’intérieur délabré d’une famille, au sein de cellules de l’asile et nous plonge ainsi dans le vif de son sujet, l’être humain, dans sa manifestation comme dans son abandon.
C’est précisément cette proximité qui fait cinéma, qui donne sa plasticité et sa complexité à une image qui refuse les artifices mais ne se charge pas moins d’une épaisseur terrible. Le cinéma dans son rapport constamment réinventé du temps et de l’espace, de l’image imposant sa propre temporalité. Car Wang Bing, s’il n’hésite pas à multiplier les plans à la longueur aux limites du supportable, nous installé en réalité dans cette expérience qu’il a lui-même vécu, nous glisse de spectateur à habitant, prisonnier pour de longues minutes de la suite, d’un élément extérieur qui n’arrive pas.
En ce sens, dans cette fixité caractéristique, son cinéma glisse de l’objectivité la plus formelle à l’émotion la plus intense et l’on somnole à notre tour aux côtés d’un enfant désœuvré, insensible aux cris stridents d’une télévision que l’on n’entend plus, tandis que les chiens poursuivent leurs pérégrinations sous le lit (Père et fils).
Une exposition dont la force se mesure à la sobriété d’un dispositif qui permet de se confronter chaque fois nouvelle et avec une expérience toujours singulière (plusieurs écrans, projection unique, etc.) de cette terrible réalité d’une humanité qui se cherche. Jusque chez L’Homme sans nom, qui est surtout un homme sans mots, multipliant les actions dont on ne saisit le but exact. Là encore un point passionnant pour ce travail qui s’éloigne de toute perception humaniste, scrute l’humain dans ce qui le détruit, le perd avec pour ambition affichée de dénoncer cette réalité. Pourtant, dans le temps de l’image se réalisent et concrétisent de nombreuses actions et il affleure toujours une efficacité qui constitue le fil narratif de ces saynètes.
Si Wang Bing, malgré la fixité de ses plans, est un cinéaste des bordures c’est que lui-même dévie toujours de ses objets, on découvre ainsi que ses œuvres présentées ici découlent presque exclusivement de rencontres durant un autre tournage, laissant à l’improvisation qui n’en est bien vite plus une la place de maître et commandeur d’un œuvre qui se développe alors dans le dialogue, dans la résonance. Ces détours deviennent autant de nouveaux chemins qui bifurquent et nous font aller dans autant de nouvelles directions qui répondent à cette seconde citation du cinéaste, mise en exergue de l’exposition : “Tout le monde est isolé, chacun cherche un chemin mais les destinées ne convergent pas”.
Les points qui ont pu appeler la critique dans son cinéma, à l’instar de son film Madame Fang, dont nombreux observateurs ont déploré le malaise d’une forme de « voyeurisme » s’émancipe dans l’exposition de toute contrainte et le mouvement possible du spectateur, s’il libère toute passivité semble également participer au rapprochement ressenti avec les plans du cinéaste, choisissant méticuleusement les mises en scène servant de cadre à ses actions. Bien souvent immobiles, la caméra semble attendre qu’il se passe, en son sein quelque chose. De même, le spectateur peut à son tour fureter dans l’espace, abandonner le champ désert pour le retrouver, quelques minutes plus tard, habité d’une nouvelle présence. De la sorte, l’événement paraît d’autant plus marquant qu’il implique, à son tour, son implication consentie.
Le BAL présente ainsi un parcours étonnamment fort qui donne là un nouvel étalon de l’exposition de cinéaste Wang Bing, en véritable virtuose de la mise en images permet ainsi de saisir, même lorsque ses propos sont un peu simplistes, une complexité phénoménale où la pudeur essentielle de son attitude révèle en réalité le souffle d’une colère artistique sidérante, un détachement de la symbolique qui souligne encore plus l’engagement viscéral de l’artiste aux côtés des sujets de ses œuvres, cette lutte intérieure qu’il tente, avec toute l’ardeur d’un hurlement muet et, par essence inaltérable , de faire passer à travers les seules vibrations de ses images.