Almost Animated — Galerie Loevenbruck
Forte d’une double problématique de l’image animée et de la performance, Almost Animated impose une réflexion ambitieuse sur la photographie et un dialogue fructueux entre des méthodes, des images et des performances. Son parti-pris curatorial radical (et rare pour une galerie) offre une véritable exposition qui articule les contraires pour mieux les révéler.
« Almost Animated — Bernd & Hilla Becher, Jean Dupuy, Michel Journiac... », Galerie Loevenbruck du 5 février au 26 mars 2016. En savoir plus Avec sa mise en exergue du geste de Bernd et Hilla Becher quittant leur classification méthodique pour s’adonner à un exercice formel révélant l’objet sous trois angles qui sous-tendent une photographie en mouvement, l’exposition annonce d’emblée son inscription dans une histoire plus large, qui va s’attacher à la forme et dépasser le sujet. Car des bâtiments aux expérimentations du corps, c’est bien toute l’histoire de l’image qui unit différentes démarches et les projette dans un monde où l’action transparaît dans le sujet.Sous l’égide de la réflexion de Barthes et, par extension, de Mike Kelley, Almost Animated frappe d’emblée avec la très belle série d’Alina Szapocznikow, une succession de mises en scène à l’aide d’un simple chewing-gum modelé à l’envi dans un décor minimaliste. Cette succession de clichés et les étirements imposés à cette forme malléable révèlent une progression empreinte d’une certaine dramatisation. Dans la succession d’épreuves infligées à ce corps, par sa répétition intensive, difficile de ne pas ressentir le danger pour cet amas suspendu au bord d’une planche… Enclin à l’empathie, on croit alors voir une forme impossible se mouvoir, dessinant sa route à travers les épreuves de l’espace.
En face, Ria Pacquée nous plonge avec une joie ironique, pour ne pas dire sadique, au cœur d’une visite du National Garden en compagnie de son avatar, Madame, grimée en « vieille fille » espérant croiser la Princesse, s’adonnant aux traditionnelles poses devant l’objectif avec une raideur et un sens de l’implication confondants. Mal cadrées, mal pensées, ces images reprennent tous les codes des insupportables albums de vacances dont les séances de visionnage tiennent souvent du calvaire. Ainsi confronté à cette intimité qui lui est étrangère, le spectateur découvre peu à peu les différentes étapes et attitudes de cette Madame qui pourrait être des centaines d’autres et se voit plongé dans une visite qui semble vivante, trop vivante. La performance, indécelable lors de sa réalisation trouve ainsi son sens, son existence même dans la documentation par l’image, dans ce décalage que seule sa présence au sein d’un espace d’exposition amené à la vie. Fugace, l’échange de vêtements orchestré par Jean Dupuy se voit ici immortalisé par un triptyque énigmatique qui met en scène, à droite et à gauche, les deux protagonistes dont la rencontre centrale structure l’ensemble.
Face à ces actes éphémères, presque secrets, que la photographie fixe sans pour autant les figer, ceux résolument joués, dirigés et symboliques ouvrent un second pan de la réflexion. Performance de performance, Peter Moore décale encore la focale en rejouant une action de Nam-June Paik, capturant un geste dont, malgré la preuve par l’image, il n’est d’une certaine manière pas l’auteur. Au contraire, ancrés dans une perspective de l’acte par rapport au corps, trois artistes sont exposés dans une somptueuse confrontation. Michel Journiac, Hermann Nitsch et Gina Pane offrent chacun une série poignante de photographies rendant compte d’une action infligée à la chair, devenue outil d’expression ou vecteur d’acte significatif. Douleur physique, symbolique ou psychique, cette trinité d’un nouveau genre offre, à travers la photographie, une cohorte sombre de sentiments qui retrouvent le sens premier d’une animation, silencieuse et subreptice, qui se loge en chaque témoin de ces « spectacles » immobiles, qui nous ont précédés et nous devancent encore : l’émotion d’abord, tout comme ces clichés, nous anime. Car ces momentanés de corps nous jettent comme à travers le miroir d’un rapport à soi qui nous révèlent, en un renversement final de toute beauté, à leur « subjectivité » ; d’une action auto-centrée, auto-réalisée, ils deviennent sujets exposés d’images autant qu’objets d’un regard qui en éprouve la dureté.
Émerge ainsi la question centrale du statut du « document ». Plus qu’un renseignement, une source d’information, la photographie, l’objet-document se fait acte de naissance, acte de vie et de décès d’un événement passé, seule source répétant à distance et toujours différemment sa performativité. Le mouvement, l’animation, sont ainsi à reconstruire, laissant entre chaque moment de la séquence, entre chaque image, une zone de variabilité inconnue.
Si donc elles « documentent », ces images n’en demeurent pas moins elles-mêmes des choix esthétiques, des instants qui n’ont certes rien de « décisif » mais dont précisément l’indécision nourrit l’imaginaire, forcé de repenser la trame d’une action qui dépasse ainsi sa propre réalité. Et devenir objet lancé là, face à nous, rejouant par ses absences et ses manques, par la négation, la mutation secrète du réel, du réalisé, à l’œuvre d’art.